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vendre alors et partir. De 1850 à 1855, soixante-deux mille Badois ont émigré, emportant avec eux vingt-deux millions, c’est-à-dire que chacun n’avait en partant que trois cent cinquante francs pour faire deux mille lieues et un établissement nouveau. Encore l’État et les communes ont-ils dépensé quatre millions pour le transport des plus pauvres.

Triste spectacle que celui de tant d’enfants du sol qui ne peuvent trouver place à la table de la mère-patrie et dont grand nombre tombent de misère le long du douloureux chemin qui mène à l’étranger ! Bénie soit notre chère France de ne pas connaître encore cette dure nécessité, dussent nos colonies en aller moins vite !


Augsbourg ne m’avait pas été très-hospitalier ; le guignon me suivit jusqu’à l’embarcadère. J’y arrivais très-fatigué de mes courses et fort désireux de partir. Il s’en fallait de deux heures que le convoi pour Munich ne fût prêt ! J’avais pris un train pour l’autre. J’avais donc deux heures à tuer. Un embarcadère est quelquefois un musée de curiosités, à condition qu’il soit plein, et celui d’Augsbourg était vide. Je n’y trouvai qu’un garçon de salle à tricorne, mais si long, si long, que la canne de tambour-major, sur laquelle il s’appuyait le menton, dépassait, de la tête au moins, de grandes Anglaises coiffées de leur affreux chapeau à cloche.

Heureusement j’avais emporté les mémoires d’un homme qui a couru dans tous les sens le midi de l’Allemagne, et qui y ramassa un jour ce que je n’y trouverai jamais, un bâton de maréchal de France. Il n’y a pas un village du pays de Bade, de la Forêt-Noire et de la Bavière, où Villars n’ait passé. Ne craignez pas que je vous fasse l’histoire de toutes ses campagnes. C’est un de ses voyages que je veux vous conter, en attendant que le convoi me fasse reprendre le mien.

En 1688, Villars était ambassadeur à Munich et le comte de Lusignan à Vienne. Louvois, pressé de distraire Louis XIV, avait commencé si vite la guerre dite de la Ligue d’Augsbourg, que nos soldats faisaient rage dans l’Empire et déjà rongeaient jusqu’aux os cette bonne Allemagne, avant que nos ministres eussent encore songé à quitter leurs postes. Quand ils apprirent que la Franconie était en feu, que nos coureurs arrivaient jusqu’en Bavière et que du Rhin au Lech, il n’y avait qu’un cri de fureur contre les Français, les deux ambassadeurs pensèrent qu’il était grand temps de partir. Ils prirent des passeports et, par surcroît de précaution, le comte de Lusignan se fit donner, pour l’accompagner jusqu’à la frontière, un garde impérial ; le marquis de Villars, un trompette de l’électeur. Tous les Français établis à Vienne et à Munich se mirent de leur suite qui, de la sorte, monta bien à trois cents personnes.

Le comte était un personnage fort noble et fort grave, très-entiché de son titre et de son importance, qui n’eût point fait un pas plus vite que l’autre, quand dix mille pandours eussent été à ses trousses. Il entendait marcher lentement et, à découvert, comme il convenait au représentant de Sa Majesté Très-Chrétienne.

Le marquis, très-brave, eût bien, si le roi se fût trouvé là pour le voir, chargé à lui seul tous les pandours du monde ; mais il n’estimait, en fait de témérité, que celles qui rapportent ; et pour sortir au plus vite du guêpier où il se trouvait, il eût bien volontiers mis son titre dans sa poche, ses habits sur les épaules d’un valet, et sa personne, en n’importe quel équipage, sur le dos d’un bon cheval qui l’eût conduit tout d’une traite au bord du Rhin.

Villars opinait donc pour qu’on passât à la sourdine et vite, par les villages, où ils seraient toujours les plus forts, non par les villes, où ils pourraient être enfermés. Lusignan ne voulut rien entendre et se retira comme un Romain.

Cette bonne contenance réussit d’abord, et tout alla bien jusqu’à Brégenz, petite ville située sur le Rhin ; de l’autre côté se trouve la Suisse. Villars pressait de passer le fleuve pour se mettre en sûreté, les Suisses étant nos alliés. Lusignan s’y refusa, et, comme un de ces preux dont il portait le nom, voulut rester tout ce jour encore sur la rive allemande.

Villars céda ; mais inquiet, il allait et venait, ayant l’œil et l’oreille à tout. Bientôt, il entendit des clameurs confuses, des bruits de tambours. C’étaient sept ou huit cents paysans armés qui entraient dans la ville. Jusque-là le commandant du château n’avait dit mot. Les paysans arrivés, il parla, même très-haut, demanda les passe-ports et, n’y trouvant rien à reprendre, chercha une vraie querelle d’Allemand. Il déclara aux deux ministres qu’il voulait examiner un à un tous ceux qui les suivaient. Comme on préparait les chevaux pour partir, il les fit rentrer à l’écurie ; et ses soldats devenus familiers, insolents, mettaient la main partout. « Voilà le moment critique pour la dignité des ambassadeurs, » dit Villars à Lusignan. Celui-ci, imperturbable et digne, ne bougeait ni ne parlait, prêt à tout, plutôt que de manquer à son caractère.

Ce n’était pas, on l’a vu, le compte de Villars. Il laissa Lusignan s’envelopper de sa dignité et s’asseoir sur sa chaise curule, en attendant ce qu’il plairait aux dieux d’ordonner : lui, il fouilla dans sa bourse, acheta les domestiques du commandant, son secrétaire et probablement le commandant lui-même, moyennant quoi il obtint un laisser-passer dont il usa sur l’heure. L’intraitable Lusignan, décidément arrêté, alla méditer pendant huit mois, au fond d’un château fort du Tyrol, sur l’inconvénient de fourvoyer un homme qui n’est qu’honnête dans la politique, je veux dire dans la politique de ce temps-là.

Pour le moment Villars n’était pas au bout des fâcheuses aventures. À peine hors des murs de Brégenz, il avait couru sans s’arrêter jusqu’à Saint-Gall, comptant bien s’y reposer des mauvaises nuits qu’il avait passées depuis Munich. À l’hôtel, il demanda tout d’abord un lit et allait s’y mettre, quand on lui annonce les magistrats de la ville. Il faut descendre et les écouter : la harangue fut longue.

Cependant tout a une fin, même un discours de bourgmestre allemand. Le compliment terminé, il allait regagner son lit, quand il les voit s’asseoir, et les voilà