Page:Le Tour du monde - 05.djvu/221

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sine cosmopolite. Le fond d’un bon dîner c’est une dinde de Vérone et au dessert arrivent les pommes du Tyrol, les raisins du Milanais, les vins de France, d’Italie, d’Espagne et de Grèce. Comme il faut en voyage regarder à tout, j’ai lu à l’hôtel des Trois-Maures sur la carte du dîner une liste de vins provenant de cent quatre-vingt-douze crus différents, depuis l’Affenthaler, vin badois à 48 kreutzer la bouteille, jusqu’au Schloss-Johannisberg à 9 florins 30 kr.

Le Falerne, la gloire de l’ancienne Italie, est au dernier rang : Augsbourg le donne pour 2 florins 24 kr. Ô mon très-cher Horace ! chantre inspiré du Cécube et du Falerne récolté sous le consulat de Métellus, que dirais-tu de ces Germains qui mettent si bas ce que tu plaçais si haut et toujours si près de ta main ?

Un poêle, à Augsbourg.

Un de mes amis, M. X., assista tout dernièrement à une scène curieuse, de mœurs allemandes que je placerai. à Augsbourg pour ne la point mettre dans la ville même où elle s’est réellement passée. On comprendra aisément mes raisons. Mon correspondant, fort bien accueilli par des hommes aimables et quelques-uns distingués, n’a pu s’empêcher de sourire à des habitudes qui ne sont pas les nôtres, mais ne voudrait pas répondre a l’hospitalité qu’il a reçue par l’indiscrétion des noms propres.

Voici donc ce que M. X. m’écrivait le soir même. Je retranche au lieu d’ajouter à son récit.

« Il avait dans la ville où il se trouvait, comme en toute bonne cité allemande, deux ou trois cercles ou clubs de confrérie ou de corporation. On me présenta au plus distingué, celui des écrivains, des artistes et des comédiens, qui s’appelle le club des Mineurs de l’intelligence, ou quelque chose d’approchant, et se réunit deux fois par semaine. On y fume, on y mange et on y boit tout d’abord, trois exercices presque inséparables, en Allemagne, de tout autre ; après quoi les statuts obligent chaque membre de servir à la réunion un plat de sa spécialité, La salle est grande et décorée avec plus de luxe que de goût. La bannière nationale du pays y flotte en une foule d’exemplaires au-dessous du grand drapeau de l’Union allemande. Des moos ciselés, des chopes votives, des pipes d’honneur, des haches d’armes, des équerres et des compas décorent une face de la salle. Les statuettes en plâtre de Goethe, de Schiller, des Hohenstauffen et de quelques autres sabreurs, qui n’étaient pourtant pas des chercheurs d’idées, meublent les encoignures et les entre-fenêtres, portées sur des consoles à feuilles de chardon ou à cœur de chou.

« En face, une grande grotte en plâtre figurant des rochers, des broussailles ornées de crapauds, de lézards, de serpents et de chouettes, abrite un nain difforme, à cheveux vert bouteille, horrible et ricanant. C’est, me dit mon voisin, le Génie, le Caprice, qui doit donner aux membres l’inspiration.

« Au fond, un théâtre et un piano.

« Quelques membres parlent français et tous m’accueillent courtoisement.

« Quand pas mal de pipes sont fumées, bon nombre de chopes bues, quantité de plats de choucroute et de saucisses dévorés, un servant fait le tour de la table en distribuant à chaque convive un maillet blanc gentiment façonné et au président un élégant marteau d’acier ; j’en