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qu’il jure un peu avec cette figure qui doit tout savoir et ne rien craindre. Elle avait une petite fille blanche et rose qui me rappela Baby quand elle prend son air étonné et craintif. Je voulus la faire rire et jouer, mais en m’approchant d’elle j’aperçus au bras de la mère un bracelet qui allait du poignet jusqu’aux environs du coude, enfermant la vaste portraiture d’un mari tout de noir habillé, avec lunettes d’or et cravate blanche, comme on en portait au temps du Directoire. C’est la première exhibition que j’aie eue de la sentimentalité allemande. J’allais dire à mon voisin quelque sottise, quand je reconnus à temps que la dame entendait le français. Je l’échappai belle.

Un peu plus loin je découvris un vrai Allemand, dans son costume d’autrefois : houppelande blanche qui descendait jusqu’aux talons, et grosses bottes qui montaient jusqu’aux genoux, le chef couvert de quelque chose d’indescriptible. Sur une banquette isolée deux individus, apparemment pour obéir à la loi des contrastes qui rapproche toujours les extrêmes, étaient venus s’asseoir côte à côte : l’un sec, jaune et bilieux, face d’huissier ou de procureur ; l’autre gras, rouge, apoplectique, figure de Roger Bontemps ; tous deux armés d’énormes pipes en faïence, colorées, dont je ne pus malheureusement voir les dessins, ce qui m’aurait fort aidé dans mon diagnostic de leurs propriétaires. Ils ne parlaient point, ils ne regardaient pas : toute leur force d’attention semblait employée à contempler les petits nuages blanchâtres qui s’échappaient en tourbillonnant du fourneau de leur pipe. C’étaient à coup sûr deux fumeurs d’Hoffmann, qui dans ces nuages floconneux voyaient passer bien des choses et danser toutes sortes de figures. Le sec tout à coup fronça le sourcil, tandis que le gros relevait le coin de l’œil d’un air très-aigrillard. Je jurai à mon voisin que l’un venait de reconnaître un plaideur qui lui faisait la nique en se sauvant avec son procès ; l’autre une commère éveillée qui lui lançait un sourire plein de promesses ; à moins pourtant qu’ils ne vissent rien du tout et ne pensassent pas plus que deux locomotives de réserve qui ne font rien et fument toujours.

Un wagon wurtembergois.

Mais les héros de notre wagon sont quatre étudiants nés, je le crois bien, un jour de mardi gras. Sur quatre, trois ont le binocle, car la myopie est générale au delà du Rhin, et si précoce qu’il semble qu’on donne aux enfants leur première paire de lunettes avec leur premier livre. Ils portent une casquette imperceptible et un gros cigare. La casquette est blanche, rouge, bleue ou verte, selon l’association à laquelle son maître appartient. Pour multiplier les couleurs ils portent encore en sautoir un ruban tricolore, ce qui veut dire qu’ils sont pour l’unité allemande, qu’il chanteront, fumeront, boiront pour elle. Et de tout cela, ils ne se font faute dans le wagon même, qu’ils remplissent de fumée, de cris et de rires, sans scandaliser personne. À chaque station ils descendent et reviennent une fiole sous le bras, ou l’employé, qu’ils font boire, remplit la commission. En trois heures douze bouteilles de bière y passent, avec une bouteille de kirsch-wasser et vingt cigares. Ah ! les bonnes études qu’ils ont dû faire à l’Université !

Après tout, parmi ces joyeux compagnons se trouvait peut-être quelque futur privat docent ou un commentateur acharné d’un ouvrage perdu. L’Allemagne sait encore avoir vingt ans, ce qui ne l’empêche pas d’être fort grave à trente et d’en savoir, à quarante, plus long que nous. J’ai dit davantage, je ne retire pas le mot ; mais je n’ai pas dit mieux.

Cependant, le kirsch-wasser agissant sur nos écoliers, il survint un accès de patriotisme, et un d’eux, sans doute un unitaire de Gotha qui avait souscrit pour « la flotte allemande, » « un étudiant moussu[1] » qui avait bien ferraillé à l’académie, chanta à demi-voix la chanson de Maurice Arndt, tout imprégnée des haines de 1813, la patrie de l’Allemand.

« Quelle est la patrie de l’Allemand ? Est-ce la Prusse ? Est-ce la Souabe ? sont-ce les rives du Rhin où la vigne fleurit ? sont-ce les rivages du Belt où la mouette décrit les courbes de son vol ?

« — Non, non ! Sa patrie est plus grande… Aussi loin que l’idiome teuton résonne et élève ses chants à Dieu dans le ciel, aussi loin va la patrie allemande. Brave Teuton, tout cela est à toi.

« Elle est, la patrie du Teuton, là où la pression de la main vaut un serment ; là où la bonne foi brille dans un clair regard ; où l’amour échauffe le cœur ; où le clinquant des Welches disparaît au vent de la colère ; où tout Français est un ennemi. Voilà la patrie ; voilà toute la terre du Teuton. »

Les autres avaient l’alcool plus gai, et un d’eux, laissant le Mangeur de Français (Arndt der Franzosenfresser), prit une chanson dont je n’entendis que quelques mots : « Trinquons et hurrah ! hurrah ! L’étudiant est libre !

  1. Étudiant qui a terminé tous les cours.