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ses clairières abritent soit des villages, soit les tentes des nomades attirés par le voisinage des eaux.

Je fus reçu à Ngala par un brave musulman à barbe grise, une manière de curé de village, que je trouvai couché sur son angareb (lit de camp fait de lanières de cuir) et trompant les ennuis du ramadan par des lectures pieuses. Je n’avais à lui offrir que du rhum, et à tout hasard je lui en présentai. Il faut savoir que beaucoup de musulmans ne comprennent pas les alcools parmi les boissons prohibées par le Prophète, et que tel qui a horreur du vin (nebid) déguste avec la volupté d’une conscience en paix la bière et l’eau-de-vie (araki). Mon vieil Arabe prit le verre, le regarda un instant avec hésitation, et finit par me répondre que le soleil n’étant pas couché, il n’osait rompre le jeûne.

Au matin, mes hommes s’étant rendus à la fontaine pour remplir les outres, je les accompagnai. La source, située au tiers de la montagne, s’ouvrait au fond d’une espèce de grotte et ne pouvait être abordée que par deux personnes au plus de front. Une quinzaine de porteurs y étaient déjà réunis, chargés d’outres ou suivis de leurs ânes ou de leurs moutons : c’étaient pour la plupart de jeunes garçons à cheveux tressés comme les Abyssins, ou de jeunes filles dont la beauté en pleine floraison mettait quelque peu l’imagination sur la voie des souvenirs bibliques. Je pourrais ajouter, pour compléter la ressemblance, que ces belles personnes à teint de brique n’obtenaient guère de tours de faveur, et que les bergers de l’Areng n’étaient pas plus courtois envers elles que les pasteurs de la Bible envers les charmantes filles de Laban.

Un peu plus loin, une épaisse forêt, une vraie forêt aux arbres hauts et feuillus, apparut sur la gauche, et je m’y engageai avec un soulagement infini. Un quart d’heure plus tard, j’atteignais les bords de la Rahad, rivière qui, comme beaucoup de rivières de la même zone, ne coule que pendant quelques mois de l’année, et n’offre, le reste du temps, qu’un chapelet de mares stagnantes et verdâtres suffisantes pour la consommation des Arabes Kaouahla, Rukabîn et autres, errant sur ses bords. Lors des grandes eaux, les arbres qui se penchent au-dessus de son lit doivent former un décor d’un charme sévère et pénétrant, dont je regrette de n’avoir pu jouir. Les Arabes, grands faiseurs d’étymologies ridicules, prétendent que cette rivière emprunte son nom à ses nombreux replis figurant ceux du rahad ou pagne des jeunes filles nubiennes.

Mon ami Bolognesi, qui avait passé en cet endroit deux jours auparavant, y avait eu une émotion dont il se serait passé volontiers. Surpris par la nuit en plein désert, il s’était installé au bord de la route, à la belle étoile, et dormait du sommeil d’un juste qui a fait dans sa journée vingt à vingt-cinq lieues à dromadaire. Un cri d’effarement de son serviteur le réveilla en sursaut : « El açad ! (le lion !) » C’était en effet l’autocrate des savanes qui venait le surprendre avec toutes les précautions d’un matou qui a trouvé un gîte à rats. Bolognesi saisit son fusil, tira au hasard, et entendit avec une satisfaction inexprimable le froissement du ghech produit par le lion qui s’enfuyait. Je crois pouvoir ajouter qu’il ne se rendormit guère.

Deux ou trois marches le long de la Rahad m’amenèrent à Abou-Haraz, où j’admirai pour la première fois, avec une émotion presque religieuse, ce beau fleuve aux eaux d’un bleu si sombre, que tant de générations (et la mienne comme les autres) ont été accoutumées à regarder comme le vrai Nil. Voilà vingt ans que le fleuve Bleu a perdu sa royauté, et la mission que je remplissais avait pour but principal de confirmer ces nouvelles données de la science. Cependant, quand j’arrivai à Abou-Haraz, ma pensée était fort éloignée de toute préoccupation intellectuelle : je venais de traverser des sables affreux, aux réverbérations aveuglantes ; il était dix heures du matin, la chaleur était suffocante ; j’étais à jeun ou peu s’en faut, et la première nouvelle que je reçus en faisant agenouiller mon chameau sous le beau tamarinier qui couvre de son ombre la place du village, fut que Bolognesi, près duquel je comptais me reposer des fatigues de cette route, avait pris les devants ! Découragé, à demi mort, me souciant peu de l’abri de l’arbre géant dont le feuillage laissait passer des rayons de soleil comme autant de flèches enflammées, je fis porter mon angareb au pied du mur d’une maisonnette voisine ; et calculant que j’en avais pour une heure et demie d’ombre avant que le soleil vînt me chasser de là, j’oubliai faim et soif et m’endormis à la grâce de Dieu.


Abou-Haraz. — L’hôtesse arabe. — Un coup de simoun. — Roufaà et le sultan Abou-sin. — Ruines de Soba. — Arrivée à Khartoum.

Je ne sais combien de temps je dormis, mais je n’ai jamais plus voluptueusement reposé de ma vie. Quand je me réveillai, une femme était debout devant moi et semblait épier mon réveil. C’était une femme d’une trentaine d’années, grande, à demi nue, appartenant à cette race mixte du Sennaar, qui a les traits doux et indécis des Nubiens sous le teint presque noir des nègres Fougni. Elle déposa près de moi une calebasse d’eau fraîche, puis rentra dans la maison, d’où elle ressortit un quart d’heure après avec deux vases dont l’un contenait la louqmâ nationale, bouillie de maïs analogue à la polenta italienne, l’autre un bouillon très-réconfortant, bien que fortement épicé. Le repas était frugal, mais je ne me rappelle pas en avoir jamais fait que j’aie trouvé meilleur. Mon hôtesse assistait à mon dîner les bras croisés, dans une immobilité respectueuse, mais visiblement charmée de mon appétit. Je lui offris, avant de m’éloigner, un petit bakchich (pourboire) selon l’usage africain ; elle refusa d’un air étonné mais non scandalisé, en disant : Safer Allah ! (ô Dieu, c’est étrange !) Je compris vite. En venant placer mon angareb contre le mur de cette maison, j’avais, sans le savoir, invoqué l’hospitalité de ceux qui l’habitaient. En pareil cas, l’Arabe ne demande pas d’explications et se met à la besogne. S’il est riche, il tue un mouton ; s’il est pauvre, les femmes mettent la bourma sur le feu : l’étranger qui vient s’asseoir sous la tente ou la rekouba de l’indigène rend ser-