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Il me serra la main comme s’il ne devait plus me revoir.

« C’est moi, dit-il, qui assommerai tous ceux qui remonteraient avant vous ; et si vous ne revenez pas, les deux de là-haut ne reviendront pas non plus vers le Nil. »

Après de vains efforts pour me faire prendre un de ses pistolets, il glissa le long de mon dos et de ceux des matelots qui suivaient, et remonta.

En réalité, cette poussière, cette position fatigante qui fait monter le sang à la tête, cette contrainte qui irrite les nerfs, ces longs, tortueux et étroits couloirs qui semblent vous étreindre comme pour vous étouffer, et dont la pâle lueur de bougie fait ressortir la profonde obscurité, tout cela cause un véritable malaise physique et moral, et on se sent pris d’un désir immodéré de revenir à l’air et au soleil. J’hésitai si je ne retournerais pas aussi ; mais, retenu par l’espoir d’une position moins incommode et par la curiosité, je me remis à ramper avec ardeur. Je n’éprouvai plus, dans la suite, rien qui ressemblât à ce premier mouvement.

Après un long temps, nous quittons le fond de sable pour un fond accidenté, barré de grosses pierres transversales ; les parois se resserrent, s’élargissent, s’exhaussent, s’abaissent, ondulent, prennent souvent la forme de stalactites horizontales et droites comme des piques menaçant la poitrine et la tête. Souvent on peut se redresser à moitié, mais souvent aussi des pierres pendent de la voûte, aiguës, coniques, et vous forcent rudement à vous replier. Parfois on rencontre un espace plus large, plus élevé, où l’on peut se redresser tout à fait et marcher ; cela réjouit comme une oasis dans le désert. On arrive enfin à une enceinte assez large et assez étendue ; de grosses pierres adossées pêle-mêle l’une contre l’autre en forment le fond ; on avance comme on peut, circulant tout autour ou grimpant dessus.

Le souvenir d’un homme mort dont parle M. Maxime du Camp me revint à l’esprit :

« Lorsqu’on relève les yeux, dit-il[1], on aperçoit un spectacle horrible.

« Un cadavre encore couvert de sa peau est assis sur une roche arrondie ; il est hideux. Il étend ses bras comme un homme qui bâille en se réveillant ; sa tête, rejetée en arrière et convulsionnée par l’agonie, a courbé son cou maigre et desséché. Son corps pincé, ses yeux démesurément agrandis, son menton crispé par un effort surhumain, sa bouche tordue et entr’ouverte comme pour un cri suprême, ses cheveux droits sur le crâne, tous ses traits convulsionnés par une épouvantable souffrance lui donnent un aspect effroyable. Cela fait peur ; involontairement on pense à soi. Ses mains ratatinées enfoncent leurs ongles dans la chair ; le thorax est fendu, on voit les poumons et la trachée-artère ; lorsqu’on frappe sur le ventre, il résonne sourdement comme un tambour crevé. Cet homme était plein de vie lorsqu’il a été pris par la mort ; sans doute il s’est perdu dans ces couloirs obscurs, sa lanterne épuisée a fini par s’éteindre, il a en vain recherché sa route en poussant de grands cris que personne n’entendait ; la faim, la soif, la fatigue, la peur l’ont rendu presque fou ; il s’est assis sur cette pierre et il a hurlé de désespoir jusqu’à ce que la mort fût venue le délivrer ; l’humidité chaude, les exhalaisons bitumineuses l’ont si bien pénétré, que maintenant sa peau est noire, tannée, impérissable comme celle d’une momie. Il y a huit ans que ce malheureux est là. »

Depuis quelques années ce cadavre a disparu. Les voyageurs ont jugé le lieu suffisamment funèbre sans cette affreuse superfétation de momie moderne ; ils l’ont anéantie et ont eu raison.

Au sortir de cette enceinte on se dirige à gauche. La voûte et les parois sont noirâtres et comme recouvertes, sous l’influence des vapeurs bitumineuses, d’un enduit épais et pâteux qui recouvre la roche brillante de quartz ; cet enduit cède facilement sous le doigt ; il rappelle de couleur et de consistance le sucre grossier de la haute Égypte, dit sucre rouge. La voie devient plus facile, on avance debout, mais une effroyable quantité de chauves-souris, attirées par la lumière, se détachent de la voûte qu’elles tapissent et font un étrange bruit d’ailes ; elles frôlent les cheveux, le visage, les mains ; une odeur aigre, insupportable, augmente le dégoût qu’elles inspirent. Lorsque le passage se resserre de façon qu’on l’occupe tout entier, ces bêtes immondes se heurtent contre vous et vous assaillent en masse à faire reculer de dégoût.

On arrive sur des couches de bandelettes déchirées ; le bruit des pas est étouffé : ce sol funèbre cède et rebondit sous les pieds comme la tourbe, et l’impression qu’on en ressent est celle d’une grande épaisseur. À chaque mouvement, nous soulevons des débris qui jonchent la voie, une poussière noirâtre, âcre, nauséabonde, amère comme un composé de suie et d’aloès. Ce qui frappe d’abord, c’est une énorme quantité de crocodiles de toutes dimensions ; l’échelle de la taille de l’espèce y est au complet : les uns noirs, gigantesques, ventrus, les autres petits comme des lézards. Le guide me montre sous la première couche une grande quantité de paquets ficelés de cordelettes de filaments de palmier, et formés de petites momies entourées de bandelettes : ce sont des crocodiles grands comme la main ou l’avant-bras. À côté, j’en soulève d’autres à grand-peine ; dans le ventre énorme de l’un d’eux, j’entends rouler quelque chose, sans doute plusieurs de ces scarabées chargés d’hiéroglyphes que l’on ensevelissait avec les momies ; — mais j’essaye en vain avec le poignard du guide d’éventrer cette peau épaisse et plus dure que la corne.

Je me figurais d’abord que ces souterrains étaient particulièrement réservés aux crocodiles embaumés, mais je vis bientôt d’innombrables momies de toutes sortes : momies humaines entières, décapitées, mutilées, en tronçons ; momies de quadrupèdes, d’oiseaux, de reptiles, d’œufs, tout cela côte à côte, juxtaposé, superposé par lits que séparent des couches de feuilles de palmier d’une remarquable conservation. Les momies humaines, soigneusement entourées de bandelettes, sont le plus souvent pressées entre deux planches de sycomore, bois

  1. Le Nil (Égypte et Nubie).