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petits trous obstrués par les pierres ; sont-ce des trous de chacals, ou des effondrements de ce terrain miné ?

Nous revenons vers le soupirail qui sert d’entrée. Mon drogman m’avait prêté pour la circonstance un pantalon de coutil et une veste de laine blanche ; mais, d’après le conseil du guide, je ne conserve que le pantalon et je me couvre la tête d’un mouchoir. Le guide n’a qu’une sorte de blouse serrée à la taille et qui lui laisse les bras et les jambes nus. Nous allumons les bougies et la lanterne. Grâce à certaines aspérités naturelles, nous descendons assez facilement : le guide d’abord, puis mon drogman, et je viens après, suivi du guide en herbe, du reïs et de deux matelots. Nous commençons par ramper sur un fond de sable fin et doux. Le mouvement des pieds et des mains et le frottement du corps soulèvent ce sable en poussière impalpable que l’étroitesse de la voie empêche de se dissiper. La respiration est pénible : on se sent comme écrasé.

Vue du désert de la Thébaïde. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Georges.

Nous n’avons pas fait dix mètres en rampant dans cette position gênante, que déjà nous ne voyons plus rien de la lumière qui tombe du soupirail. Tout à coup mon drogman est pris d’un accès d’insurmontable terreur ; il me déclare qu’il n’ira pas plus loin et me conjure de retourner avec lui. C’était pourtant un garçon déterminé, jeune, robuste, et qui se piquait de n’avoir jamais eu peur. Français d’origine, et le dernier-né d’une famille réfugiée en Syrie, orphelin très-jeune et abandonné de ses aînés, il avait mené de bonne heure la vie d’aventures. Il avait presque oublié son nom de famille et ne se rappelait bien que de son prénom : Adolphe.

Très-contrarié de cette résolution inattendue, j’essayai de l’en faire changer, et, au nom de l’amitié qu’il paraissait me témoigner, je lui demandai s’il voudrait me laisser seul.

« C’est plus fort que moi, me dit-il ; demandez-moi toute autre chose ; j’irai avec vous partout, excepté là.

— Comment, lui dis-je, un homme qui se vante d’avoir chassé le lion et l’éléphant en Abyssinie, avec un gentilhomme breton, craindrait de rester quelque temps sous terre avec des momies ! »

Je voulais toucher la corde la plus sensible chez lui, celle de l’amour-propre ; mais il reprit :

« Je n’ai pas peur sous le soleil, mais je crains là-dessous et j’étouffe. On va longtemps comme cela sous terre ; il y a bien des charniers, et bien des vivants s’y sont perdus. Le guide nous perdra, mais ils sauront bien se retrouver, lui et les autres ; et puis, je n’aime pas que les deux âniers soient restés là-haut : c’est pour nous empêcher, à coups de pierres, de remonter si nous nous retrouvions aussi. Et, s’il faut tout dire, il y a des mauvais esprits là-dessous : c’est le guide qui me l’a dit. »

Ce dernier argument me révéla la cause la plus vraie de sa terreur : élevé parmi les Arabes syriens, il en avait l’esprit superstitieux et naïf.

« Soit ! lui dis-je ; retournez, j’irai seul. »