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qu’ils sont un peu moins laids que les Malais. Généralement de grandeur moyenne, ils ont les jambes et les bras très-maigres, et peu ou presque pas de barbe, car ils s’épilent la figure. Ce qui les distingue en bien des Malais, c’est qu’ils ont l’os des joues un peu moins large et moins saillant, et l’os du nez un peu plus élevé. Il se peut qu’en vivant des années entières parmi ces peuples on finisse par trouver beau ce qui paraît laid au premier abord.

Les Dayaks peuvent prendre autant de femmes qu’il leur plaît ; mais ils se contentent généralement d’une seule. Ils les traitent bien et ne les accablent pas d’ouvrage, se réservant la partie la plus difficile. Les divorces, les querelles sont très-rares, et les mœurs sont incomparablement plus pures et meilleures que celles des Malais. Les jeunes gens et les jeunes filles sont tenus assez séparés les uns des autres. Les jeunes filles couchent dans les chambres, les jeunes gens dans la véranda ou bien dans la cabane du chef. Les Dayaks ne se mélangent pas avec d’autres peuples ; les filles qui épousent des Chinois ne sont plus considérées comme faisant partie de la tribu.

Les Dayaks n’ont pas d’écriture et, à ce qu’il paraît, ils n’ont pas même de religion. Mais sur ce dernier point les opinions sont partagées. Le voyageur Temmingk prétend qu’ils ont une religion qui se rapproche du fétichisme. Le dieu Djath, dit-il, gouverne le monde sublunaire, et le dieu Sangjang règne sur l’enfer ; ils se représentent ces dieux sous forme humaine, mais invisibles, et ils les invoquent en jetant du riz par terre ou en faisant d’autres sacrifices. Dans leurs demeures, ajoute-t-il, on trouve des idoles en bois.

D’autres voyageurs leur attribuent une espèce de panthéisme ; à les entendre, il y aurait des divinités au-dessus et au-dessous de la terre, et une quantité de bons et de mauvais esprits dont Budjang-Brani serait le plus méchant. Toutes les maladies seraient causées par de mauvais génies qu’ils cherchent à chasser en criant et en jouant du gong.

D’autres encore affirment que les Dayaks ont quelques idées confuses d’un seul Dieu et de l’immortalité. Je ne puis ni confirmer ni contester ces diverses opinions ; mais ce qui est certain, c’est que dans toutes les tribus que j’ai visitées je n’ai vu ni temples ni idoles, ni prêtres ni sacrifices. Lors des noces, des naissances et des décès, il se fait bien dans quelques tribus beaucoup de cérémonies, mais elles n’ont aucun caractère religieux. À ces occasions on tue et on mange le plus souvent des poulets ainsi que des porcs. Pour les traités de paix on tue des porcs, comme je l’ai déjà fait remarquer, mais on ne les mange pas. Quelques tribus brûlent leurs morts et gardent les cendres dans des arbres creux ; d’autres les enterrent dans des endroits presque inaccessibles, et de préférence sur les cimes des montagnes ; d’autres encore les attachent à des troncs d’arbres, les pieds en haut et la tête en bas.

Mais revenons à mon voyage.

La position de la petite ville de Sintang est ravissante ; les cabanes sont situées près du beau fleuve Kapuas, ou bien cachées entre des cocotiers et des pisangs[1]. Au fond on voit beaucoup de terres cultivées, et à une grande distance on aperçoit de hautes montagnes, dont la plus élevée peut bien avoir de deux mille cinq cents à deux mille huit cents mètres.

Il ne me fut pas permis de mettre pied à terre, car il est d’usage de rester dans le bateau jusqu’à ce que le sultan vous ait assigné une demeure ; je dépêchai donc vers lui mon domestique revêtu de sa plus belle toilette, en le chargeant de lui remettre la lettre de recommandation que m’avait donnée le rajah de Beng-Kallang-Boenot ; mais mon domestique revint avec la lettre et accompagné d’un ministre du sultan, qui m’apporta la nouvelle que le sultan était absent et qu’il ne devait revenir que le soir ou le lendemain matin.

Le ministre me conduisit dans une des cabanes, où on m’assigna une partie de l’appartement ; il avait apporté en même temps de beaux tapis, des nattes, des coussins et un klambou.

Il revint bien tard dans la soirée pour m’annoncer que le sultan était de retour, et qu’il m’attendrait le lendemain au divan. Par bonheur je possédais déjà assez la langue chinoise pour pouvoir comprendre ce que l’on me disait.

Le lendemain on vint me chercher dans une grande belle barque conduite par vingt rameurs. Mon domestique enveloppa la lettre dans deux mouchoirs de soie et me suivit à la maison en bois du sultan, située non loin de la rivière ; j’y fus reçue au son de la musique et au bruit du canon[2]. Le chemin du rivage jusqu’au divan, distant de quelques centaines de pas, était couvert de nattes. Le sultan vint au-devant de moi à moitié route pour me faire les honneurs. On voyait l’embarras de l’excellent homme, qui ne savait comment se conduire vis-à-vis d’une Européenne. Avec une grâce vraiment comique, il me tendit le bout des doigts, ce qui ne laissait pas que d’être une grande hardiesse, suivant les idées mahométanes. Je posai le bout de mes doigts sur les siens, et, en nous balançant, presque en dansant, nous nous rendîmes au divan, séparé du vestibule seulement par une balustrade en bois haute de deux pieds. Il s’y trouvait une table massive à moitié couverte d’une toile de couleur, une chaise, et, à défaut d’une seconde, une caisse. Le sultan et moi nous prîmes place à table, les ministres et les grands du royaume s’assirent par terre le long des murs. En dehors se pressait le peuple qui, comme on se le figure, était extrêmement curieux de voir une Européenne.

Ma lettre de recommandation fut apportée sur une tasse d’argent ; le porteur glissa sur ses genoux et les yeux baissés jusqu’auprès du sultan, lui prit la main, la baisa avec grande dévotion, et lui présenta la tasse. Le sultan ordonna au premier ministre de prendre la lettre, de l’ouvrir et de la lire.

Une lettre adressée au sultan ou autre grand person-

  1. Pisang est le nom malais du bananier.
  2. Les Malais connaissent les canons, les armes et beaucoup d’autres objets d’Europe ; une tribu les apporte aux autres.