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posent la place sont à quinze pieds au-dessus du sol, infect et marécageux, et communiquent ensemble par des ponts de planches en très-mauvais état. Ces forteresses, peu nombreuses dans le district du moyen Kahayan, servent de refuge aux habitants des villages ouverts, qui les construisent et les entretiennent à frais communs.

Je rencontrai à Passa-Tegara le chef Radeu-Singa-Pati, dont j’ai déjà parlé. Sachant qu’il avait de l’influence en dehors même de son district et qu’il pourrait en user en ma faveur, je le priai de m’accompagner. Il accéda volontiers à ce désir ; c’est un des plus beaux Niadjous que j’aie jamais vus ; il a le teint clair et il est de haute stature, droit et bien fait ; sa physionomie exprime la douceur et la bonté.

À cinq heures, nous fûmes assaillis par un orage et une pluie qui dura la plus grande partie de la nuit. Le lendemain matin, nous ne pûmes partir qu’assez tard : il fallut attendre qu’un brouillard froid et épais fût dissipé.

Les rives commençaient à être plus accidentées et la contrée plus montueuse. Nous vîmes, sur la rive gauche, en face du labeho (sinuosité) Weringin, les premiers rochers, qui se composent de grès argileux. Les marais étaient plus rares le long du rivage, et nous rencontrions plus fréquemment des villages fortifiés, dont le nombre augmente à mesure qu’on pénètre plus avant dans les terres. Dans cette contrée, quelques forteresses placées de distance en distance suffisent à la sécurité des habitants ; mais plus haut, chaque maison est entourée de palissades.

Le kampong de Tampang, où j’arrivai le 18 novembre, est incontestablement l’un des plus propres et des mieux entretenus qui soient situés sur le cours du Kahayan. Quoique sa population monte à cent vingt âmes, il ne se compose que d’un seul corps de bâtiment, long de trois cent soixante pieds, soutenu par des pieux de vingt pieds de haut, et entouré de palissades de même hauteur. Le plancher s’étend jusqu’à l’enceinte, et forme tout autour de la maison une galerie où sont érigées des idoles. Sous le bâtiment sont les granges. Devant et derrière sont deux larges cours, dépouillées d’herbe et très-propres.

Cette place est soumise à l’autorité du chef Awat, homme actif et intelligent, qui se montra fort bienveillant à mon égard, quoiqu’il fût assez mal disposé pour le gouvernement hollandais. La cause de son mécontentement était, me dit-il, que, malgré la régularité avec laquelle les riverains du haut Kahayan payaient tribut au résident, celui-ci avait toujours négligé de les protéger contre les dévastations de Sourapati, tomonggong (chef) des Siangs du fleuve Mouroung. Par suite, ces peuples avaient résolu de s’affranchir du tribut. Je justifiai le gouvernement, et je leur donnai l’assurance d’une protection plus efficace pour l’avenir : ils me promirent alors de ne pas se mutiner et de s’acquitter des redevances arriérées.

Ayant appris que le tomonggong Toundan, grand chef des Ot-Danoms et chef du haut Kahayan, à qui j’avais affaire, s’était transporté, avec une grande partie de sa famille, sur les bords du Kapouas-Mouroung pour y passer deux mois et demi, je me vis forcé d’entreprendre une excursion dans les terres pour l’aller trouver, voyage d’autant plus périlleux qu’il fallait traverser des contrées infestées par des Ngayaus, ou petites troupes de trois, cinq, parfois huit personnes, qui tombent à l’improviste dans les maisons de culture isolées, surprennent les personnes désarmées, leur coupent la tête, et s’enfuient dans les bois avec ces beaux trophées. Les Ngayaus n’épargnent ni l’âge ni le sexe ; et ce ne sont pas des brigands de profession, mais des gens d’ailleurs paisibles et rangés qui font ces odieuses expéditions ; il est vrai qu’ils attaquent ordinairement les membres d’une tribu avec laquelle la leur est en guerre ; mais souvent ils commettent ces hostilités sans autre motif que d’acquérir de la gloire, d’accomplir un vœu, d’honorer un parent décédé, ou de satisfaire leur goût pour le carnage. Ces expéditions et celles qu’ils nomment sarah’s, lesquelles sont aussi de vraies guerres, sont un grand obstacle à l’accroissement de la population et à la prospérité du pays[1]. Dans le cours de mes voyages, je m’efforçai avec Djaja-Negara, tomonggong de Palingkau, d’arrêter ces brigandages et d’amener les diverses tribus à conclure des traités ; mes efforts n’ont pas été sans succès : les belliqueux Pari du Koutei, par exemple, n’ont pas commis d’hostilités depuis 1847.


III

La rivière Koron. — Les lavages d’or. — Le fleuve Monrong.

Mes rameurs de Poulou-Petak étaient déjà effrayés des dangers auxquels nous allions nous exposer. Je m’efforçai de les rassurer en prenant toutes les précautions que la prudence exigeait. Nous passâmes un jour à mettre nos armes en bon état et à faire nos préparatifs, et le 19 novembre, à six heures du matin, nous partîmes de Tampang, laissant les meilleurs de nos prahous (embarcations) sous la garde du chef Awat. Après avoir re-

  1. Les revenus des sultans étaient autrefois fort illimités, quoique généralement précaires : pressurer leurs sujets, imposer arbitrairement des charges, exiger de fortes amendes en punition des plus légères contraventions, emprunter de l’argent aux grands de la cour ou aux chefs assez adroits pour avoir su s’en procurer, tels ont toujours été, entre les mains de ces despotes, les moyens de taire face aux dépenses des armements, à l’entretien des fainéants dont ils sont entourés, et à leur existence oiseuse, passée dans les délices du harem. Indépendamment des corvées et des livraisons de riz, de bois, etc., qu’ils imposent aux tribus des Dayaks, ils trouvent encore le moyen d’enlever à ces misérables aborigènes le peu qui leur reste pour subsister durant la mauvaise mousson. C’est alors qu’ont lieu ces expéditions dévastatrices et barbares que le souverain entreprend avec les princes de sa cour et à la tête des hordes armées contre les districts indépendants ; elles ont lieu dans le but de leur enlever le peu de denrées ou de produits de leur industrie qu’ils se sont réservés. Chacun pille et vole ce qui lui convient, et le malheureux Dayak, dépouillé de ses moyens de subsistance, est fort heureux s’il parvient à sauver sa liberté par une fuite précipitée. Ces princes font aussi des tournées avec leurs satellites armés ; ils donnent à ces excursions le nom de sarah’s (distribution de présents) ; le souverain distribue en effet quelques poignées de sel et des morceaux de fer ; mais, comme indemnité de ces cadeaux, il revient chargé des dépouilles de ses sujets qu’il laisse plongés dans la plus affreuse misère.

    (Temminck, Les possessions néerlandaises.)