grande enceinte était un petit enclos, pourvu de trappes, et où venaient se livrer d’eux-mêmes les buffles sauvages attirés par des animaux de leur espèce dressés à cet effet. Là, on les attachait avec des cordes de rotangs ou joncs du pays, et on les domptait au moyen d’un anneau qu’on leur passait dans les narines. Dans le cours de l’année, les chasseurs avaient déjà pris, de cette manière, plus de soixante-quatre buffles sauvages.
En remontant le Kahayan, nous passâmes devant Tjouking-Pamali, lieu hanté, dit-on, par les mauvais esprits. Aussi les indigènes se gardent-ils bien d’y couper du bois ou d’y cueillir des fruits, de peur que la perte de leur raison ne soit le châtiment du sacrilége. Ce n’est pas seulement sur les bords de ce fleuve qu’on trouve des espaces de terrains semblables consacrés par la superstition ; il y en a aussi le long des autres rivières et dans l’intérieur des terres, où l’on peut les reconnaître à la présence des palmiers nibongs, qui croissent rarement ailleurs que sur les côtes de la mer. L’un de ces esprits, disent les traditions locales, ayant voulu, pour se récréer, former une cascade dans le fleuve, y jeta une grande quantité de pierres ; mais il ne put réussir dans son dessein, et toutes ces pierres n’ont produit qu’une forte fluctuation lors des basses eaux, sans empêcher la navigation.
Parmi les innombrables ruisseaux tributaires du Kahayan inférieur, le seul qui mérite d’être cité est le Randan, sur les rives duquel on prétend que demeurait autrefois Andin-Poulou-Bandan, le fameux héros des Niadjous.
Le 4 novembre, j’arrivai au kampong (village) de Boundai, où réside Raden-Singa-Pati, chef supérieur du district du bas Kabayan, qui s’étend depuis le kampong de Pilang jusqu’à l’embouchure du fleuve. J’eus le regret d’apprendre qu’il était absent ; je ne trouvai pas non plus son lieutenant. Je l’attendis vainement toute une journée à Gohong, où demeurait autrefois un missionnaire, qui fut forcé de quitter le pays à la suite d’une émeute des habitants. Ce kampong est peut-être le plus joli du district ; il est propre et bien entretenu. Je n’en puis dire autant d’une foule d’autres petits hameaux, devant lesquels nous avions passé les jours précédents. Élevés temporairement en vue de la culture du riz, et destinés à être abandonnés aussitôt que la fertilité des champs voisins diminue, la plupart sont bâtis avec peu de soin et ne se composent souvent que de deux ou trois huttes. Les bois du pays sont d’ailleurs spongieux et pourrissent vite. En plusieurs endroits, je trouvai quelques plantations d’arbres fruitiers ; ce sont les signes les plus certains de l’ancienneté d’une colonisation ; mais les habitations, qu’elles entouraient autre fois, n’existaient plus.
Pendant la mousson occidentale, le flux se fait régulièrement sentir jusqu’à Pilang, à dix myriamètres de la mer. Ce kampong forme la limite des districts de Kahayan-ilir et de Kahayan-tengah (bas et moyen Kahayan). Le premier compte deux mille quatre cents habitants ; il comprend une quarantaine de villages, dont la population varie de quatorze à deux cent vingt-quatre âmes, et qui sont tous situés sur les rives du fleuve et de ses principaux affluents. L’intérieur du pays est une immense plaine marécageuse et inhabitable, qui peut être considérée comme la continuation des marécages du Barito et du Kapouas-Mouroung.
J’entrai dans le district de Kahayan-tengah, le 7 novembre. L’aspect de la contrée y est tout différent. Tandis que plus bas les berges du fleuve ont une certaine élévation, ici elles sont au niveau des eaux du fleuve qui les inondent lors des crues, et le sol reste submergé pendant la plus grande partie de l’année ; aussi n’est-il ni habitable ni approprié à la culture. On a bien entrepris de cultiver le riz en quelques endroits que jamais l’eau ne couvre, mais ces essais ont si mal réussi qu’il a fallu y renoncer : chaque année la paille et les épis étaient rongés par un insecte de l’espèce des rhyncophori.
Déjà dans les stations précédentes, j’avais eu beaucoup de peine à trouver des guides expérimentés. À Gohong, les ordres écrits du résident (ou gouverneur hollandais) de Banjermasing avaient été sans effet. Quand je les exhibai à Bareng-Batarap, on ne se montra pas plus empressé, et je ne persuadai à un vieux Niadjon de m’accompagner qu’en lui promettant une forte rétribution.
Sur la rive droite du Kahayan, nous trouvâmes le canal de Nousa, qui coupe plusieurs grandes sinuosités du fleuve et abrége beaucoup le chemin. Il serait d’une grande utilité aux voyageurs s’il était assez profond et assez large pour donner passage aux grandes embarcations ; mais, quoique considérable à l’embouchure, il se rétrécit bientôt, et de plus il est tellement encombré de bois flottants, que les barques mêmes ne le peuvent traverser.
Dans l’impossibilité de trouver une habitation humaine, nous fûmes réduits à coucher sous les arbres de la rive. Heureusement la nuit était resplendissante d’étoiles. Éveillés par le chant des oiseaux, nous nous levâmes de bon matin pour continuer notre voyage.
Les bords du fleuve étaient encore plus bas que la veille, et en plusieurs endroits disparaissaient même entièrement sous les eaux qui couvraient le pays ; la direction n’en était marquée que par des tiges flottantes. Le Kahayan devient insensiblement plus tortueux que dans son cours inférieur, et ses plis et replis continuels en font un vrai labyrinthe. L’une des courbes que nous eûmes à suivre s’appelle Rantau-Gadjah-Moundor (sinuosité de l’Éléphant retourné, c’est-à-dire renvoyé en arrière). Cette dénomination est d’autant plus singulière, que cet animal ne se trouve pas dans l’île et est inconnu à la plupart des habitants. Peut-être est-ce un souvenir de quelque événement historique, par exemple, de la défaite d’un de ces chefs hindous qui possédaient autrefois une partie de Bornéo et employaient à la guerre des éléphants. Quoi qu’il en soit, voici ce que rapportent, à ce sujet les traditions du pays :
« Il y a bien des années, un éléphant, venu d’outre-mer, remonta le Kahayan afin de livrer combat aux animaux