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de l’intérieur, sont complétement désertes. Le pays, le long des côtes, est généralement bas et de formation alluviale. L’immense étendue des deltas boisés et les débordements des principaux fleuves, rayonnant du centre du pays dans toutes les directions de son pourtour, ne permettent d’habiter une grande partie du littoral que pendant quelques époques de l’année et seulement lorsque les eaux sont rentrées dans leurs lits ; ces régions sont alors parcourues temporairement par quelques hordes nomades qui, la saison des pluies revenue, les abandonnent aux bandes innombrables d’orangs-outangs et des singes du genre semnopithèque.

Dans ces retraites inaccessibles, au sol détrempé et mouvant, à la végétation noyée et dont les sommets touffus interceptent les rayons du soleil, vivent les premiers de ces animaux, qui parcourent lentement le dôme aérien de ces forêts aquatiques, où la nature mûrit pour eux des fruits abondants. À terre, ces grands quadrumanes sont mal doués pour la défense ou la retraite, tandis qu’ils développent des facultés supérieures de locomotion aux sommets des grands arbres et aux cimes réunies en masses de verdure, dans lesquelles ils vont, viennent, bondissent et franchissent en un clin d’œil d’énormes distances.

Au-dessous d’eux vivent deux variétés de semnopithèques, le nasique et le huppé. Ils abondent surtout à la lisière des forêts, le long des fleuves, des lacs, des rivages même de la mer, ou ils se cachent dans les plus basses bifurcations des grands arbres ou dans les fourrés de rotins et de mangliers. C’est là du moins qu’ils apparurent en grand nombre aux marins de Dumont d’Urville, chaque fois que, dans son dernier voyage autour du monde, cet illustre navigateur tenta d’atterrir aux rivages de Bornéo.

« La terre qui était devant nous, dit l’un de ces voyageurs, paraissait formée d’une grande quantité de petites îles, séparées par de nombreux canaux. D’un autre côté, l’eau, qui était fortement colorée, n’était plus que légèrement saumâtre ; nous nous trouvions sans aucun doute devant l’embouchure de quelque rivière considérable, à en juger par la quantité d’eau douce qu’elle apportait à la mer. Dès lors nous supposâmes avec raison que le banc que nous longions était la barre de la rivière, et que, lorsque nous arriverions vis-à-vis de l’embouchure principale, nous trouverions la possibilité de franchir cet obstacle. Nous arrivâmes bientôt, en effet, par le travers d’un canal beaucoup plus large que tous les autres, et au milieu duquel nous aperçûmes un petit îlot. Nous reconnûmes alors devant nous une coupure, couverte de trois pieds d’eau seulement. C’était justement ce qu’il fallait à nos embarcations pour leur permettre de flotter en se rapprochant du rivage. Une fois engagés dans le chenal, nous eûmes à chercher longtemps encore avant de pouvoir franchir la barre ; enfin la sonde nous indiqua de nouveau trois brasses de fond ; nous étions dans le lit de la rivière ; en quelques coups d’aviron nous allions toucher au rivage. Il était alors trois heures de l’après-midi. Il nous avait fallu sept heures pour parcourir les mille circuits formés par les eaux courantes de la rivière sur le banc d’alluvions qui barre son embouchure et qui, suivant toute probabilité, ne tardera pas à être envahi par les palétuviers.

« En nous approchant de la côte, les matelots, placés sur l’avant des embarcations, nous annoncèrent que le rivage était garni de sauvages qui paraissaient nous considérer avec beaucoup d’attention. Cette nouvelle nous fit prendre toutes les précautions commandées par la prudence en pareille circonstance : toutes nos armes furent chargées ; les espingoles, qui garnissaient les plats-bords, se dépouillèrent de leurs enveloppes de toile peinte, et, enfin, les fusils furent placés de manière à pouvoir être saisis à la première alarme. Les naturels de Bornéo passent, en effet, pour être fort méchants, et le détroit de Macassar est, dit-on, très-fréquenté par les pirates qui habitent les côtes de Célèbes et de Bornéo. Tous nos préparatifs de bataille étaient terminés, lorsque nos marins nous annoncèrent que ces êtres vivants, qui garnissaient la côte et qu’ils prenaient toujours pour des individus de l’espèce humaine, étaient munis de grandes et belles queues, ce qui leur donnait une tournure des plus comiques. Cette nouvelle annonce de nos matelots nous fit beaucoup rire ; elle nous rappelait, en effet, la fameuse histoire que l’on nous avait souvent racontée, sans jamais nous convaincre, que Bornéo était la patrie d’une race d’hommes toute particulière, jouissant du bénéfice de porter une queue, et sur laquelle on disait les plus jolies choses du monde. Notre hilarité s’étant calmée à la fin, nous dirigeâmes nos longues-vues du côté de la terre, et nous reconnûmes qu’elle était couverte par une troupe de beaux singes qui paraissaient très-émus de l’arrivée de nos embarcations. Nous approchions rapidement, en effet, et bientôt nos canots vinrent parallèlement l’un à l’autre, et dans un ordre de bataille admirable, s’échouer simultanément dans les vases de la plage. Mais déjà le rivage était désert ; les singes s’étaient réfugiés dans les arbres dont ils occupaient les parties le plus élevées (ce qui n’est pas peu dire), et du haut de ces citadelles naturelles où ces malheureux se croyaient en sûreté, ils nous adressaient les plus laides grimaces qu’on puisse imaginer.

« Le rivage sur lequel nous venions d’accoster était entièrement formé par une vase molle et puante, que les eaux recouvrent probablement à chaque marée haute, ou, tout au moins, pendant les grandes crues du fleuve et les marées des syzygies. Les premiers d’entre nous qui voulurent débarquer s’y enfoncèrent presque jusqu’à la ceinture ; la vase, constamment délayée sur ses bords par les eaux de la rivière, devenait un peu plus ferme dans l’intérieur ; mais le sol sur lequel les palétuviers avaient pris racine était encore tellement humide, que nous y enfoncions toujours jusqu’aux genoux ; il était impossible de rester en place, car alors la vase détrempée cédait constamment sous notre poids, et au bout de fort peu de temps il devenait tout à fait impossible de se dégager de ce ciment qui nous liait les pieds.

« Autant que la vue pouvait s’étendre autour de nous, la terre présentait le même aspect. Je reconnus bien vite