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en revanche, des lacs de lapis, d’émeraude ou d’argent. Quand ce ne sont pas les lacs, c’est la mer qui s’étend avec le ciel et qui le rejoint dans des lointains sublimes. Quand ce n’est pas la mer, ce sont des châteaux ou des églises. Quand ce ne sont ni des châteaux ni des églises, ce sont des presbytères ou des tombeaux scandinaves. Quand ce ne sont ni des presbytères ni des tombeaux, ce sont des maisons rustiques, des champs fertiles, ou plutôt c’est tout cela à la fois encadré de forêts. La succession, en effet, de ces scènes magiques est si rapide que c’est une simultanéité merveilleuse.

Les forêts de ce pays ont une beauté particulière que je voudrais peindre, car je l’ai bien sentie.

À Hirschholm, à Frédériksborg, à Grib, à Esrom, tout le long de la mer, de Copenhague à Elseneur, à Marienlyst, les forêts sont comme un élément ; elles sont un élément de verdure. Je m’y suis plongé et replongé, non pour y chasser le daim, mais pour y respirer plus librement et pour y songer mieux. J’ai exploré les sentiers de ce labyrinthe de quinze lieues, un Danemark d’arbres, de chevreuils, de braconniers, de gardes et de seigneurs. La féodalité n’est plus nulle part, si ce n’est encore dans les bois.

J’ai conversé avec la grande âme végétale de ces forêts dont les parfums sont les pensées. L’une de ces pensées, la plus énergique, proteste contre la chasse. C’est, du moins, mon interprétation personnelle. Les ravins sombres ou riants, les accidents de paysages, le balancement des branches, la variété des tiges, la couleur fauve des terrains, toutes ces choses me sollicitaient tour à tour. J’ai erré dans les futaies de chênes et dans les futaies de hêtres, incomparablement les plus nombreuses. J’ai descendu les pentes douces, j’ai escaladé les petites collines, toujours perdu dans les frissons des ramures séculaires. Parfois j’arrivais à des clairières où les poulains sauvages, la crinière pendante, l’œil en feu, exécutaient des galops rapides et fantasques. Dressés plus tard à tous les services, ces poulains deviennent l’une des principales richesses de la Séeland. J’ai respiré parmi les carrefours verdoyants l’odeur des foins coupés. J’apercevais sans cesse une mer de végétation, et au delà de cette mer les lacs ou l’autre mer, la vraie mer. Il y avait pour moi trois infinis : la Baltique, le ciel et la forêt.

Souvent le temps était pâle et l’atmosphère voilée. Plus rarement le soleil mêlait ses rayons aux grands spectacles de la nature. Alors c’étaient des splendeurs inattendues, soudaines, entre les fourrés. Le soleil baissait peu à peu. Avant de se coucher, il incendiait d’étincellements rouges les cimes et les mousses. Les lacs endormis dans les vallées des forêts se teignaient de pourpre et de rubis. À ces heures du soir, les cerfs, les faons et les biches, en se désaltérant à ces eaux limpides, paraissaient boire à longs traits des flots de lumière.

Ces forêts de Séeland me conviaient par un charme indéfinissable. Les rivages étaient tout plantés de hêtres au delà desquels se dépliaient le bleu du Sund et le bleu du firmament. Les futaies se multipliaient, s’enchevêtraient, se ramifiaient en des courbes renaissantes, en des croisements inépuisables, tandis que tout à côté les barques légères et les bateaux lourds se prodiguaient aux besoins, aux spéculations, aux progrès, à la dévorante activité soit de l’industrie, soit du commerce, soit de la science.

Moi, qui ai tant vu les parcs d’Angleterre et les grandes forêts de France, j’ai eu beaucoup à admirer les bois de Fionie et de Séeland. Là, comme dit un poëte, éclatent les triomphes du dieu Pan.

De Copenhague à Elseneur, je me suis abrité sous des arbres prodigieux autour de chacun desquels pourrait se réfugier toute une église. Rien n’est plus vénérable que de tels arbres. Il y en a qui vivent autant que les patriarches. J’ai touché des chênes de six siècles et des hêtres de quatre cents ans. Cette antiquité des arbres explique le respect qu’ils inspirèrent toujours et cette superstition qui entraînait les hommes aux oracles de Dodone.

L’un des plus surprenants de ces arbres est un chêne d’Esrom. Je me suis assis sur ses racines nues. Le tronc robuste, sillonné, raboteux, s’élève à trente pieds d’un seul élan. Parvenu à ce point, il se noue en des nœuds redoublés, nœuds d’écorce durs comme des nœuds de bronze, nœuds pressés, serrés, accumulés l’un sur l’autre, réseau formidable de nœuds qui enfante d’innombrables branches dont chacune est un arbre, soit vertical, soit horizontal ! Chêne un et multiple, solide en terre, irradiant dans l’air, fécond en jets capricieux de plus de cinquante pieds qu’il prodigue en bas, autour, en haut, dans toutes les fantaisies d’une séve intense et vagabonde.

Du reste, ce ne sont pas les chênes qui prévalent en Danemark, ce sont les hêtres.

Je me suis aventuré dans les bois de Theylstrup et d’Hellebœk, où j’ai compté douze lacs. Ces bois sont les plus accidentés de la Séeland. Le château du comte Schimmelman s’y élève entre deux lacs et la mer. Les sapins et les hêtres s’y disputent l’empire ; la bruyère rose y fleurit près des fougères. L’ombre d’Hamlet déserte son tombeau et ses jardins pour se promener, le soir et la nuit, parmi les lacs. Les deux qu’il hante de préférence, dit-on, sont ceux qu’on appelle, à cause de la teinte de leurs eaux, le lac Blanc et le lac Noir. Le prince de Danemark, dont je suis les traces, s’avance jusqu’aux villages d’Hellebœk et d’Aalsgaarde, puis jusqu’à Odins-Hoï, d’où se découvrent les rocs de Kullen et la mer du Cattégat. Il considère et je considère de la haute colline d’Odin les vagues de cette mer orageuse, aussi trouble, à l’heure du crépuscule, que la destinée humaine.

Je revenais d’Odins-Hoï à Marienlyst. J’étais à Hellebœk trois heures après le coucher du soleil. Le Sund déferlait à mes pieds. Il était tout à fait nuit. Je vis un demi-cercle nébuleux presque aussi vaste que le ciel. Pendant que je regardais avec étonnement, le demi cercle, de noir devint gris de plomb, puis gris clair, puis il s’illumina magiquement. Des serpents et des salaman-