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un pan du ciel tombé là entre des joncs mouvants et des nénufars en fleur ; il est avec ses vagues de saphir et sa ceinture de forêts le plus enchanté de tous les lacs du Danemark.


XII

Frédériksborg. — Christian IV et Christine Munch. — Les forêts de hêtres de Séeland. — L’aurore boréale. — Légendes d’Hamlet. — Arrivée de l’hiver. — Ultima Thule. — La mer.

De Fredensborg nous nous sommes dirigés sur Frédériksborg, toujours par le bois, un océan végétal dont les flots de feuilles s’amoncellent et frémissent sur nos têtes. Frédériksborg est le grand palais de la monarchie. Nous l’apercevons à travers les futaies. Il se dessine et se développe majestueusement à mesure que nous approchons ; car, malgré l’incendie qui en a dévoré l’intérieur il y a deux ans, ce château est debout, semblable à un héros blessé des épopées scandinaves. Il ne veut pas mourir, et il ne mourra pas, j’espère.

Ce merveilleux château n’est pas fondé près d’un lac, mais dans un lac. On y pénètre par trois ponts successifs et pittoresques. Il semble le monument d’un roi qui aurait été doge. Nous passons sous cinq tours avant d’atteindre la cour intérieure. Quatre tours subsistent encore dans cette principale cour, et trois sur le lac, qui est encadré de collines abruptes très-hardies. De tels encadrements sont rares en Danemark.

Les ruines de Frédériksborg étaient pour moi grandioses ; elles étaient tristes pour mon compagnon de voyage. « J’aimerais mieux que Glorup eût brûlé, me dit M. de Moltke, c’eût été une perte particulière, ceci est un deuil pour toutes les familles, un deuil de patrie. » J’ai senti la sincérité dans la simplicité de l’accent.

Nous avons dîné dans un hôtel d’où nous embrassions d’un regard le lac et la façade du château sur le lac. Cette façade n’a pas été altérée par les flammes. Elle s’est réfléchie avec la pourpre de ses briques dans l’émeraude du lac, aux lueurs d’or du soleil couchant. J’étais ébloui et ravi.

Ce château est féerique encore. Il est aux trois quarts sur sa base. C’est un édifice colossal et capricieux dans la variété de sa création. Ariel doit y avoir choisi sa retraite. Si je ne l’ai pas trouvé à Hambourg, c’est qu’il est là quelque part, soit entre les créneaux, soit dans l’acanthe d’une corniche. La diversité est jusque dans les matériaux, assemblés par un Amphion de Séeland. Les murs sont moitié de brique, moitié de pierre ; les façades et les tours tantôt grecques, tantôt gothiques. La fantaisie scandinave brille et souffle à tous les étages, dans les niches, dans les statues, dans les arcades, dans les piliers en marbre noir de Norvége, dans les bas-reliefs, dans le mélange des couleurs sombres ou éclatantes qui se reflètent, sous le ciel bleu, sur le lac vert.

La chapelle est toute blasonnée des écussons des chevaliers de l’Éléphant. Le luxe y est prodigieux, mais l’art y est supérieur au luxe, ce qui fait de cette chapelle l’une des plus curieuses et des plus admirables qui existent.

Frédéric VII, dit-on, regrette infiniment son beau palais. Ce n’était pas seulement un palais royal, c’était un palais national. Christian IV, le héros du Danemark et l’architecte de Frédériksborg, est empreint dans ces ruines. Les portraits que j’ai vus de ce glorieux prince offrent, je l’ai déjà dit, une ressemblance incontestable avec Frédéric VII. Raison de plus pour que le roi actuel, aidé du Danemark, fasse restaurer le Fontainebleau de la dynastie d’Oldenbourg, et qu’il rattache son règne par une page de marbre au règne de son immortel aïeul. Les monuments sont l’histoire en pierres des nations.

Frédériksborg n’était sous Frédéric II que ce qu’était Versailles sous Louis XIII. Christian IV fut le Louis XIV de Frédériksborg. Il était né dans la forêt du château qu’il devait transformer.

La reine, sa mère, se promenait sous les bourgeons des arbres, le 12 avril 1577. Elle y fut prise des douleurs de l’enfantement. On n’eut que le temps de la porter sur la mousse, au pied d’une haie d’aubépine. C’est là qu’elle accoucha de Christian IV. Au moment où ce prince vint au monde, la haie fleurit tout à coup, racontent les chroniques de Danemark. Ce fut un miracle de parfum, d’où l’on tira le plus propice augure.

Cet augure fut justifié ; car Christian devait être le plus grand roi du continent et des îles. Sa vie s’écoula dans les passions et dans les travaux. Il fit de Frédériksborg un château des Mille et une nuits. Les fêtes s’y succédèrent soit à la lumière du jour, soit aux flambeaux du soir. Christian IV y eut des heures cruelles et des heures charmantes ; son front y ploya plus d’une fois sous les soucis de la couronne, et plus d’une fois aussi il s’y releva sous les sourires de Christine Munch, sa femme de la main gauche, qui s’interposa souvent dans cette demeure entre lui et le destin. Elle ne chérissait que le roi dans ce palais vénitien, dans ce parc peuplé de daims, creusé d’étangs et de lagunes.

Elle était chaste et belle, et son âme était aussi noble que bienveillante. Quoiqu’elle ait écrit quelques vers, elle n’avait aucune prétention à la poésie. Elle était plutôt théologienne. Elle avait une tolérance au-dessus de son siècle. Elle fut bonne aux penseurs, aux artistes, aux savants. Sa petite cour un peu équivoque était leur refuge, leur citadelle. Elle les recommandait, les soutenait auprès de son amant.

Lui, ne demandait pas mieux d’être inspiré dans ce sens par Christine Munch. Il fonda plusieurs colléges, favorisa l’imprimerie. Il ne dédaignait pas de s’aventurer à travers les carrefours et les boues de Copenhague, le long des vieilles rues étroites ; il quittait volontiers sa suite de dames, de pages et de grands seigneurs, descendait de cheval et visitait les presses nouvelles. Il élevait comme par enchantement Frédériksborg et Waldmar. Il encourageait les architectes, les armateurs, les sculpteurs, les peintres. Il admirait les beaux-arts autant qu’il estimait les arts utiles.

Il menait ses flottes, il commandait ses armées, il présidait à ses négociations. C’était un diplomate habile, et