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de le bien connaître, durant les longues heures de son emprisonnement.

J’aurai toujours présente au souvenir mon entrevue avec le savant modeste, avec le vieillard affectueux dont je devais rester l’hôte pendant plusieurs mois, grâce aux événements politiques qui surgissaient incessamment dans les provinces voisines : je cède malgré moi au plaisir de la raconter.

Je n’avais pas jugé à propos d’accepter ces lettres de recommandation banale qui vous sont offertes à chaque instant en Amérique, et l’accoutrement dans lequel je me présentai, n’était pas, il faut l’avouer, de nature à m’en tenir lieu. Il était deux heures de l’après-midi, lorsque je mis pied à terre devant la demeure modeste que mon guide avait eu beaucoup de peine à découvrir à l’extrémité du village de San-Borja. Assailli depuis le matin par un violent orage, une pluie continuelle, tropicale, avait déformé mes habits. Mes longues et larges bottes détrempées par l’eau retombaient en spirales sur mes talons, où les retenaient d’énormes éperons en fer achetés dans la province de Saint-Paul. Un poncho en cotonnade anglaise rayée de couleurs tranchantes, assez semblable à ceux que portent les nègres, mais souillé d’une boue argileuse et rougeâtre, me couvrait les épaules, et le sabre obligé de Rio-Grandenses me battait aux jambes. Le désordre de cette tenue m’inspirait bien quelque inquiétude, car la présence d’un domestique français aussi pauvrement vêtu que le maître n’était pas faite pour rassurer l’hôte que je m’étais choisi ; et sans l’escorte que les autorités brésiliennes avaient mise à ma disposition, je courais grand risque de passer à des yeux moins indulgents pour un voyageur conduit dans ces contrées lointaines par un mobile au moins étranger à la science. Quelques mots me suffirent pour donner une autre expression aux regards scrutateurs et surpris de M. Bonpland, pour le mettre au courant de mes projets, et lui faire connaître le but de ma visite. Le soir, j’étais installé dans sa maison, et nous étions devenus en quelques heures de vieux amis de vingt ans.

Par suite des événements dont j’ai parlé plus haut, je ne pouvais penser à continuer mon voyage vers le Paraguay ; il fallait se résigner et attendre. Je donnai le change à mon impatience en recueillant précieusement les souvenirs du naturaliste célèbre qui, après avoir été le collaborateur de l’illustre Humboldt dans un voyage scientifique resté jusqu’ici sans égal, dut à son seul mérite, promptement apprécié par l’impératrice Joséphine, les fonctions d’intendant des domaines de la Malmaison et de Navarre. Ces fonctions, il les conserva jusqu’à la chute de l’empire. Alors, tourmenté du désir de revoir l’Amérique, il s’embarque de nouveau, arrive à Buenos-Ayres et entreprend une longue expédition qui devait le conduire à travers les pampas, le Grand-Chaco et la Bolivie, au pied des Andes qu’il voulait explorer une seconde fois. Mais, parvenu dans les anciennes Missions des Jésuites, situées sur la rive gauche du Paranà, M. Bonpland fut attaqué à l’improviste, saisi et garrotté par les soldats du docteur Francia, qui le retint prisonnier pendant dix années, en dépit d’une royale intervention et des démarches actives de M. de Chateaubriand alors ministre des affaires étrangères. En vérité, il faudrait interroger l’histoire peu connue de quelque vieux voyageur du seizième siècle pour trouver une existence plus aventureuse que celle-ci ; car, au temps où nous vivons, on rencontre parmi les savants peu de ces destinées bizarres et capricieuses où l’imprévu domine, et auxquelles semble présider une fatalité incompréhensible sans doute, mais dont il est difficile de méconnaître entièrement la puissance et les effets. Doué d’une mémoire peu commune, l’ancien intendant de Joséphine avait une conversation facile, enjouée, semée de traits anecdotiques, et fort attachante. Sa vigueur égalait sa mémoire, et malgré son grand âge, il était infatigable à cheval[1]. Comme son illustre ami M. de Humboldt, il avait puisé dans les Andes cette vitalité centenaire que n’usent ni l’activité du corps, ni les travaux de l’esprit. Il semble que les voyageurs qui ont exploré les hautes montagnes voisines du ciel soient comme les navigateurs des régions boréennes. Lorsqu’on visite Greenwich, on s’incline avec surprise devant des siècles ambulants qui ont passé leur jeunesse au milieu des glaces éternelles des pôles. La même longévité paraît réservée aux voyageurs qui ont atteint les sommets neigeux de l’Illimani et du Chimborazo.

Je consacrais chaque jour les heures de la sieste à la rédaction de mes notes, à l’étude des questions que mon hôte m’indiquait comme devant être l’objet de mes recherches. Sur ses instances pressantes, j’avais consenti à me remettre au dessin, que des études plus positives, mais non plus intéressantes, m’avaient fait abandonner. Je comprenais de quel prix devaient être un jour pour moi ces souvenirs incorrects, et sans me laisser rebuter par les imperfections du début, j’allais par les plus chaudes heures de la journée m’asseoir au milieu des ruines de l’église : là, abrité par un pan de muraille lézardée, je m’appliquais patiemment à reproduire un à un tous les détails archéologiques de cet édifice imposant, que l’on renversa quelques mois plus tard pour édifier à sa place une nouvelle construction. Bientôt je m’enhardis ; des richesses sculpturales mais inanimées de l’église jésuitique, je passai au paysage, et enfin aux hommes. Je fis le portrait de plusieurs Indiens, en commençant par les serviteurs de M. Bonpland. Topfer dit quelque part dans ses Voyages en zigzags, en parlant du talent comme peintres des nobles valaisans, « qu’ils sont réduits à se faire scrupuleux par gaucherie, et copistes par inexpérience : » je m’efforçais de mériter l’application de ce jugement d’un charmant esprit.

  1. Né le 22 août 1773, M. Bonpland avait alors plus de soixante-douze ans. Le nom de sa famille était Goujaud, mais elle reçut à une époque déjà ancienne, on ignore pour quel motif, le surnom de Bonpland. À la longue, le nom de Goujaud disparut et fit place au surnom ; substitutions fréquentes dans l’histoire privée des familles. Bonpland est mort le 11 mai 1858.