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pierre. Leurs maisons étant démolies, on leur abandonna tout le bois de charpente qui s’y trouvait, la terre leur fournissait les autres matériaux ; on conçoit donc que l’indemnité qui leur était donnée était un gain tentant, et qu’ils abandonnèrent leurs vieilles cahutes sans regret.

Mais ce n’était pas tout : il fallait, après la possession du sol, exploiter la mine qu’il recélait, il fallait des bras. Certes les gens de Khorsabad auraient pu mieux que d’autres se livrer à ce travail, et ils auraient pu en ajouter le prix à celui qu’ils retiraient de leurs maisons. Mais comment faire travailler des Arabes ? comment leur demander d’ouvrir les portes du Djehennâm, de cet enfer peuplé de démons de pierres ? ils auraient cru devoir être perdus, damnés, et renoncer à leur part de paradis, de houris et de toutes les félicités que Mahomet a promises à tout vrai croyant. Il était inutile d’essayer de mettre une pioche à la main d’aucun des habitants du village.

Le hasard, un hasard malheureux, vint à notre aide, et suppléa à ce qui nous manquait sur place. Quelques mois avant l’époque de notre arrivée à Mossoul, vers la fin de 1842, les courriers de l’Orient avaient apporté en Europe la triste nouvelle que des tribus chrétiennes établies dans les contrées les plus élevées des montagnes qui séparent le Kurdistan central des plaines de la Mésopotamie, avaient soudainement été attaquées par plusieurs peuplades kurdes réunies sous le commandement de Beder-Khan-Bek, seigneur suzerain de Djezirèh. Cette guerre avait pour prétexte apparent des querelles de voisinage, mais en réalité les motifs sérieux étaient la différence de culte et l’exaltation des haines religieuses. Les montagnards chrétiens, qui portent le nom de Tiaris, sont de race chaldéenne et nestoriens de religion ; ils soutinrent bravement le choc des Kurdes, et l’horreur que leur inspiraient les musulmans tourna au profit de la défense de leurs foyers. Ils obtinrent d’abord quelques avantages, et repoussèrent leurs farouches ennemis ; malheureusement le courage qu’ils déployèrent, et qui aurait dû les sauver, fut la cause de leur ruine. Les Kurdes, indignés que des chrétiens eussent l’audace de leur résister, appelèrent à eux tous leurs coreligionnaires, — et les pauvres Tiaris, accablés par le nombre, vaincus par la férocité de leurs adversaires, furent enveloppés de toutes parts, refoulés vers le sommet de leurs montagnes, et massacrés sans pitié ni merci. Leurs misérables hameaux incendiés ne pouvaient plus servir d’asile aux fugitifs que le carnage avait épargnés, et on les vit errer, pendant plusieurs jours, sur les pentes des montagnes du Kurdistan. Un grand nombre de ces malheureux allèrent à Mossoul implorer la compassion de leurs frères en Jésus-Christ, pour l’amour de qui ils avaient souffert. Ils vinrent frapper à la porte des consuls européens. Le gouvernement français d’alors, sollicité par son représentant à Mossoul, se montra fidèle à un usage traditionnel pour notre politique en Orient, et envoya des secours à ces fugitifs qui furent ainsi arrachés à la mort. La France, selon sa coutume séculaire, tendit une main secourable à ces infortunés, victimes d’un fanatisme brutal et sanguinaire. Mais les musulmans et les autorités turques, de leur côté, furent également fidèles à leurs traditions : ni les uns ni les autres ne s’employèrent, soit pour alléger les souffrances des Tiaris, soit pour punir ceux qui les leur avaient fait endurer. Bien au contraire, il sembla que l’attaque des tribus chrétiennes de la montagne par les Kurdes de Djézirèh eût enflammé le zèle religieux de la population mahométane de Mossoul, et qu’elle aussi voulût tremper ses mains dans le sang, en offrant à son prophète des sacrifices humains dont les chrétiens devaient fournir les nombreuses victimes. En effet, à quelque temps de là, une rumeur lugubre s’étendit jusqu’à Khorsabad et vint m’apprendre qu’à Mossoul la population musulmane, soulevée sans motifs, s’était ruée sur le couvent des missionnaires, l’avait ruiné de fond en comble ainsi que l’église, avait poignardé un des pères, et que c’était le signal, comme le prélude, d’un massacre général dans lequel tous les chrétiens du pays devaient disparaître. Cependant Dieu ne le permit pas : par un miracle, car c’en fut un, les poignards rentrèrent au fourreau. Pendant plusieurs jours toutes les maisons restèrent fermées : les musulmans étonnés de ne pas laisser un libre cours à leur férocité ; les chrétiens dans la stupeur et ne comprenant pas comment ils vivaient encore. Mossoul, où tout était silence, ressemblait à une ville abandonnée de ses habitants, ou qu’un fléau destructeur, une grande peste aurait balayée complétement. Personne ne se montrait, les rues étaient entièrement désertes. C’était à peine si, de loin en loin, on apercevait quelques musulmans en vedette et le fusil prêt ; pour les chrétiens, ils étaient sans armes et barricadés chez eux. Enfin cette terrible émotion se calma, sans autre conséquence ; et c’était beaucoup trop, qu’une église en ruines, et un prêtre dangereusement blessé. La Porte ordonna un semblant d’instruction, le pacha s’empara de quelques pauvres diables qui furent emprisonnés, et ce fut toute la réparation, et il en sera toujours ainsi. Jamais ni les Turcs, ni leur gouvernement, ni leurs pachas ne comprendront que le sang chrétien ait quelque prix et qu’il demande vengeance. Comment en pourra-t-il jamais être autrement aux yeux d’une nation dont la religion dit, et dont les prêtres enseignent, que le chemin de la vie éternelle doit être arrosé de sang chrétien ?


Fouilles. — Ensemble des découvertes.

Nous avions donc dans les montagnards réfugiés à Mossoul d’excellents instruments pour nos travaux de fouilles. Ces hommes, descendants des anciens Chaldéens, dont ils parlent encore la langue, qui avaient bâti Ninive, et l’avaient vu s’abîmer dans sa cendre, allaient, après deux mille cinq cents ans, en exhumer les vestiges calcinés, et rendre à la science et à l’infatigable curiosité de notre époque les produits d’un art ignoré, que la barbarie des peuples du Nord, alliée à la jalousie haineuse de ceux du midi de la Mésopotamie,