Page:Le Tour du monde - 04.djvu/67

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nées les tentes des Arabes Mutualis et Hanazis. En raison de ce voisinage, la route que j’avais à parcourir pour atteindre Halep était fort peu sûre. Elle se prolongeait à travers un pays inhabité, où le voyageur n’avait chance de rencontrer que des Bédouins pillards rôdant avec l’espoir d’une proie facile ; mais le hasard me servit à point.

Depuis la veille, Hamâh était encombré par une nombreuse caravane venant de Damas, et dans laquelle il y avait beaucoup de hadjis, ou pèlerins de la Mecque, qui voyageaient en armes. Cette caravane partait dès le lendemain pour Alep, et je me joignis à elle. Elle se composait au moins de cinq ou six cents personnes, et comptait environ deux cents chameaux, en outre des chevaux de selle ou des mulets de bât. Cette troupe était extrêmement pittoresque. Au milieu d’elle se trouvaient beaucoup de femmes et de personnages de distinction, qui voyageaient en takht-ravân, sorte de litière portée sur des brancards par deux chameaux, l’un devant, l’autre derrière. Parmi les hadjis figurait le chef d’une mosquée d’Alep. Enfoncé et accroupi dans son takht-ravân, il paraissait somnolent ou absorbé dans une réminiscence contemplative de la fameuse Akabâh[1]. Des cavaliers armés de fusils et de lances l’entouraient en le protégeant contre l’approche du vulgaire. En raison de sa haute position, les chameaux à qui était confié l’honneur de porter la litière de ce mollah étaient caparaçonnés et ornés d’une façon toute particulière. Le premier, remarquable par la blancheur de son poil et la gravité de sa démarche, portait majestueusement sur sa bosse une espèce de trophée formé d’étendards rouges, blancs ou jaunes surmontés de bouquets en plumes d’autruche, et accompagnés de grands panaches semblables. Quantité de petites sonnettes agitées par le pas cadencé de l’animal faisaient un carillon qui prévenait de l’approche du saint personnage ; ce groupe, pour lequel tous les voyageurs paraissaient professer le plus grand respect, était le plus remarquable par l’apparat avec lequel il s’avançait au milieu de la caravane ; mais il y en avait d’autres en grand nombre, plus modestes, et qui formaient une longue suite de litières et de cavaliers marchant au milieu des drapeaux, des armes ou des panaches de toutes sortes.

Les Arabes du désert ne pouvaient songer à nous attaquer. Néanmoins, le chef qui présidait à la marche avait jugé prudent de flanquer notre troupe par des cavaliers éclaireurs et de la faire suivre d’une arrière-garde qui ramassait tous les traînards. Ces soins n’étaient pas superflus, car, quelque bien gardés que nous fussions, on apercevait çà et là des lances qui pointaient au loin derrière des replis de terrain ; et il arriva une fois que trois ou quatre de nos compagnons, qui s’étaient attardés, furent lestement dépouillés à quelques pas derrière nous.

Le soir, on campait militairement ; les tentes se dressaient avec ordre les unes près des autres, tous les bagages ramassés auprès, les animaux attachés aux piquets des tentes, puis on plaçait tout autour du camp des caraouls, ou factionnaires, qui faisaient une fusillade prolongée pour bien avertir les Bédouins qu’on était armé et sur ses gardes. Souvent la nuit on avait une alerte, on croyait apercevoir les Arabes ; les vedettes elles-mêmes, pour se donner de l’importance, imaginaient cette apparition, et alors partaient, dans toutes les directions, des coups de feu tirés au hasard et avec une précipitation qui rendait prudent de ne pas bouger et de rester à terre. Malgré ces paniques le voyage s’effectua heureusement, et après avoir vu pour la quatrième fois le soleil se coucher depuis Hamâh, nous entrions à Alep.

Après un repos de quelques jours, j’en repartis pour Mossoul. La route était longue, et mes muletiers ne s’étaient engagés à m’y rendre qu’au bout d’un mois. Mais un hiver prolongé, des neiges inattendues qui me barrèrent le chemin du côté de Diarbekhir, retardèrent beaucoup mon arrivée sur le sol de Ninive, que je ne pus atteindre que dans les premiers jours de mai.

Mossoul est le chef-lieu d’un pachalik assez étendu, qui comprend une partie du pays montagneux des Kurdes, et s’étend, dans le sud et l’ouest, de chaque côté du Tigre, sur les plaines ou les solitudes de la Mésopotamie septentrionale. Les populations de ce pachalik sont très-bigarrées, et se distinguent les unes des autres par la nationalité, le langage, la religion ou les mœurs. Les Arabes du désert ou des villages composent, avec les Kurdes, la portion mahométane. Le christianisme, très-répandu dans ces contrées, est représenté par une population nombreuse, divisée en plusieurs sectes, parmi lesquelles on compte des catholiques, des nestoriens et des jacobites. Quelques grands et beaux villages, voisins de Mossoul, sont habités par des chrétiens de ces divers rites, qui vivent entre eux en assez bonne intelligence. Ils s’adonnent à la culture des terres, ou à de petites industries dont ils trouvent la rémunération dans les bazars de Mossoul. Mais la plus grande partie des chrétiens du pays vivent dans les montagnes du voisinage, où ils trouvent une sécurité aussi bien qu’une indépendance plus grandes.

À côté de ces deux grandes divisions de la population du territoire de Mossoul, il y a un troisième fragment peu important, numériquement, mais qui se fait remarquer par la singularité de ses mœurs et la bizarrerie de son culte. C’est la tribu des Yezidis. J’en dirai quelques mots, parce qu’ils sont très-peu connus, et à cause de ce qu’il y a de curieux dans quelques-unes de leurs pratiques, qui semblent un reste de l’idolâtrie assyrienne, dont ils rappellent probablement aussi la nationalité.

On croit que les Yezidis tiennent leur nom du cheik Yezid ou kalife Yezid, qui fut, après Mahomet, le persécuteur de la famille du prophète, dans la personne des enfants de sa fille. En dépit de cette origine, qui devrait être un titre au respect des musulmans orthodoxes, ces sectaires en sont très-mal vus. Eux-mêmes détestent également Sunnites ou Chyites, et, chose singulière, ils se rapprochent plus volontiers des chrétiens dont ils visitent avec dévotion les églises, professant, à l’égard de

  1. Nom du sanctuaire de la Mecque.