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ruines qui, s’amoindrissant toujours, finirent par ne plus laisser d’autres traces que quelques éminences de terre, recouvertes aujourd’hui par les broussailles du désert.

Quant à Ctésiphon, l’aspect qu’elle présente est à peu de chose près le même : tout en a disparu, à l’exception de ce grand monument auquel les Arabes ont conservé le nom de Tak i-Khosrô, Arc de Khosroès, ou de Nouchirvan, qui est le nom que lui donnent la plupart des archéologues. Cette désignation d’arc lui a été attribuée à cause de sa partie centrale qui, en effet, se compose d’une voûte gigantesque n’ayant pas moins de vingt-huit mètres de hauteur, sur trente-cinq mètres de longueur et plus de vingt-deux en largeur. L’immense salle qu’elle couvre est sans doute celle où se tenait le roi, au milieu de sa cour et dans tout l’éclat de sa grandeur. À droite et à gauche de cette salle ou de cette arcade étaient les autres appartements. La façade entière de l’édifice a près de quatre-vingt-trois mètres ; son ornementation consiste en une succession d’arcades sur toute sa largeur et dans toute sa hauteur, comprises entre des pilastres ou colonnettes engagées. Tous les arceaux sont à plein cintre, excepté celui de la grande salle voûtée. Par une singularité dont il faut sans doute chercher la cause dans des raisons de solidité, cette immense voûte fait une courbe elliptique, le grand axe étant vertical. L’architecte qui l’a élevée a eu recours à un mode de construction très-curieux : il a placé bout à bout des tubes ou tuyaux en poterie de vingt centimètres de diamètre, de distance en distance et perpendiculairement au périmètre de cette arcade. On est souvent réduit aux conjectures en face de ces antiques monuments ; on se demande dans quel but avaient été placés ces tuyaux, et la seule raison que l’on puisse en trouver aujourd’hui est qu’on a voulu sans doute y établir des courants d’air, si précieux et si nécessaires sous le climat brûlant de cette contrée. On distingue encore sur la face et le retour du grand arceau des pièces de bois d’un fort équarrissage et très-longues qui lient la naissance de la voûte avec les murs de la façade. Ces poutres paraissent être en bois de cèdre ou de cyprès. Il est donc probable que ces essences d’arbres existaient alors sur cette terre qui aujourd’hui n’alimente que de maigres broussailles que le soleil calcine chaque été.

Il ne reste rien des parties de ce palais qui servaient d’habitation. Des arrachements de murs et d’arceaux indiquent seuls qu’elles se trouvaient de chaque côté de la grande salle voûtée par laquelle on pouvait y pénétrer, au moyen des trois portes dont l’une était au fond, et les deux autres sur les faces latérales. Selon l’usage de la Babylonie, cet édifice est entièrement élevé en briques, mais cuites, carrées, et recouvertes d’un enduit dont on retrouve quelques traces.

La tradition historique va se perdant de plus en plus, et, pour la multitude, le souvenir du grand Chosroès a fait place à celui d’un personnage vulgaire, un certain Soliman-Pak qui fut, dit-on, le barbier de Mahomet. On lui a élevé en ce lieu un petit mausolée, à coupole blanche, ombragée d’un palmier, et les dévots y vont en pèlerinage. — Ce barbier du prophète a tout à fait, pour les musulmans, remplacé le vainqueur de Bélisaire, et le nom de Tak-i-Khosrô a été effacé par celui de Soliman-Pak.


Excursion à Babylone. — Le sam.

J’étais revenu depuis quelques jours à Bagdad, et j’avais préparé la course que je méditais vers Babylone.

Le 4 août, je me mis en route, accompagné de trois cavaliers que le pacha voulut me donner pour m’escorter. Le soleil se couchait au moment où le pas de nos chevaux résonnait sur les planches du pont que nous franchissions pour passer sur l’autre bord du Tigre. La chaleur se soutenant toujours avec la même intensité persévérante, je dus voyager la nuit. Le jour baissait quand j’entrai en Mésopotamie, c’est-à-dire dans le pays compris entre les deux grands fleuves l’Euphrate et le Tigre, pays que les Turcs et les Arabes appellent du même nom, Djezirèh. La monotonie de la route ne se démentait pas un seul instant : c’était partout la même aridité, la même solitude et la même perspective horizontale se perdant à l’infini. Le voyage de Bagdad à Hellâh est très-fatigant, surtout en cette saison. Aussi, quelques bonnes âmes poussées par la charité ou par le besoin de racheter de grandes fautes, ont-elles eu la bonne pensée de faire exécuter, à des distances très-rapprochées, des lieux de repos, des khans ou caravansérails où l’on trouve quelques rares habitants qui fournissent aux voyageurs de l’eau, du pain, des melons, et de l’orge, toutes choses dont on manquerait absolument sans cela. Deux journées suffisent pour atteindre Hellâh, et le trajet est, pour la commodité du voyage, divisé en cinq haltes. Nous ne pouvions marcher que la nuit. Le jour, enfermés dans des écuries, sous des voûtes sombres, nous attendions impatiemment que le soleil eût disparu derrière la bande bleuâtre du grand désert d’Arabie.

Nous évitions ainsi ses rayons ardents et presque mortels, mais nous étouffions en aspirant les bouffées brûlantes que nous envoyait le sam. Nous eûmes, dans une de ces interminables journées de repos forcé, le triste spectacle de cet orage, de cette avalanche de sable torréfié que soulève le vent impétueux du Sahrah, qui passe comme une flamme, renverse, brûle et tue bien souvent. — Rien ne peut donner l’idée de ce phénomène ; il faut l’avoir vu. — Des courants d’air chaud arrivent par intervalles, avant-coureurs de la tempête, comme pour avertir les êtres vivants qu’ils aient à se soustraire à ses effets. Alors chacun se cache, s’abrite, s’il peut. Les animaux craintifs, l’oreille basse, l’œil morne, courbent la tête et semblent attendre avec inquiétude quelque chose qu’ils redoutent. La température s’élève, le vent augmente. À l’horizon, du côté où il souffle, une bande rouge, opaque, barre le ciel bleu ; la bande sinistre s’élargit, et sa frange dorée qu’éclaire le soleil, monte lentement au-dessus du nuage redouté. Tout devient sombre, l’obscurité se fait. Une lueur livide couvre le désert, elle semble un reflet de la mort. Le nuage approche, il est