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lant, j’avais passé mes journées à chasser et à dessiner. Je restai longtemps assis sur un tronc d’arbre, mon canapé habituel. Là je m’étais endormi quelquefois, rêvant que j’étais l’homme le plus heureux du monde : dans mon extase, je ne peignais que des chefs-d’œuvre ; je n’avais qu’à choisir parmi les animaux les plus merveilleux qui se faisaient un plaisir et un devoir de venir se placer au bout de mon fusil ; mes repas prenaient les plus belles proportions : je mangeais des bananes grosses comme la tête, des haricots plus gros que des noix, et le reste à l’avenant. Hélas ! ce rêve allait se dissiper. Il fallait retourner à la ville, reprendre l’habit de rigueur, remettre des bas, des souliers et un chapeau d’une forme ridicule, à la place de mon grand sombrero de planteur. Je revins plein de tristesse à ma case, et le lendemain je montai un canot pour redescendre cette rivière de Sagnassou, à laquelle j’avais dû mes impressions les plus neuves et les plus originales.

Quelques jours après, je rentrai à Rio, en traversant de nouveau cette baie immense dont parlent si diversement les voyageurs. Les uns, dans leur description, en font une merveille, les autres déclarent n’y avoir rien vu de merveilleux. Je crois avoir compris la raison de cette différence dans leurs impressions. Les uns y sont entrés au moment du coucher du soleil ; la température était douce : les plans des montagnes se coloraient de mille manières, sans laisser la moindre place à la monotonie : la nature grandiose du Brésil se déroulait dans tout son éclat. Les autres voyageurs, fatigués, harassés par la chaleur, ne distinguaient pas très-bien les objets ; éblouis par un mirage fatigant, tout leur paraissait triste et monotone : cette couleur violâtre de presque tous les rochers, déteignait sur le paysage. C’était exactement ce que j’éprouvais à mon retour. Je me fis conduire au palais, mais je ne m’y logeai pas. On m’assura qu’il était destiné à être abattu. Les fourmis-coupis l’avaient miné. Les nègres qui m’avaient servi n’y étaient déjà plus. J’allai donc simplement à l’hôtel, après avoir déposé mes malles dans mon ancien appartement. J’éprouvai un ennui profond, ce premier jour, et je me promenais sans but sur la place du Palais, m’étonnant d’avoir alors des sensations si différentes de celles dont j’avais joui pendant les six mois que j’avais passés précédemment à Rio. Je ne voyais plus la civilisation du même œil. J’avais laissé dans les forêts que je venais de quitter tout mon enthousiasme pour ce pays qu’on pourrait rendre si florissant, et qui, en ce moment de mélancolie injuste, avait tant perdu de son charme à mes yeux.

Retour de l’auteur à Rio-de-Janeiro.

Je n’étais pas très-empressé de m’habiller de noir. Mes pensées, qui n’étaient pas couleur de rose, n’ajoutaient guère aux agréments de mon visage basané. Il me fut facile de voir qu’on me regardait avec une certaine surprise. Mais j’étais loin de soupçonner tout l’effet que je produisais sur la population tant civile que militaire. Le lendemain de mon arrivée, on lisait dans un journal de Rio :

« Hier soir, un individu dont le costume laissait beaucoup à désirer, se promenait en silence, sur la place du Palais, les mains derrière le dos. Cet individu, porteur d’une longue barbe de patriarche, semblait méditer quelque mauvais coup. Les petits enfants qui par mégarde passaient près de lui, s’enfuyaient au plus vite après l’avoir regardé. Un poste de « permanents, » à un signe donné par l’officier commandant, se tenait tout prêt à marcher au moindre mouvement équivoque de l’individu. »

Le jour suivant, on lisait dans une autre feuille publique :

« Le personnage éminent, dont parlait hier d’une façon si inconvenante le journal de…, est le célèbre artiste français Biard, de retour d’une longue excursion dans les forêts de la province de l’Espírito-Santo, etc. »

J’étais réhabilité.

Biard.


Voici deux erreurs à rectifier dans la note biographique placée au bas de la première page de ce voyage (t. IV, page 1) : 1o M. Biard, au début de sa carrière, n’a suivi que pendant une année au plus les cours de l’école lyonnaise de peinture ; depuis lors il n’a plus eu d’autre maître que la nature ; 2o il n’a pas été attaché par le gouvernement français à la commission scientifique envoyée en Laponie et au Spitzberg, mais il a pris part à cette expédition volontairement et à ses frais.