Page:Le Tour du monde - 04.djvu/4

Cette page a été validée par deux contributeurs.

que maintes petites femmes aiment les tambours majors et vice versa, les musiciens affectionnent presque toujours les instruments en désaccord avec leur taille. Une petite clarinette échappait aux regards sous les doigts énormes d’un honnête et colossal Allemand, tandis que son fils, âgé à peine de dix ans, soufflait avec effort dans un trombone plus grand que lui. Depuis lors, ce concert se renouvela souvent. Le premier jour, on écouta simplement, mais le lendemain, deux aimables messieurs valsèrent ensemble, deux autres les imitèrent ; ensuite on se hasarda à faire des invitations aux dames, dont les pieds battaient la mesure ; enfin un bal, digne pendant de la musique, fut improvisé, et tout se passa très-bien, sauf quelques petits accidents occasionnés par le roulis. Un abîme cependant était sous nos pas, mais qui songe à cela quand on danse ! À partir de ce moment, la familiarité entre les passagers devint plus grande, et grâce à ces bons Allemands, on vit des intimités éclore en un jour comme les plantes en serre-chaude.

Le 14, nous avions aperçu Porto-Santo. Le 15, nous arrivâmes devant Madère. C’était un des lieux que je désirais le plus visiter. Malheureusement, nous avions si peu de temps à rester au mouillage, que nous pûmes à peine nous faire une faible idée de la ville et de ses habitants. L’embarcation que plusieurs passagers et moi avions louée, avait été conduite, je ne sais si c’est maladresse ou habitude, au milieu d’une plage couverte de galets. On n’osait pas encore sauter, car la mer déferlait de telle sorte qu’il y avait risque d’être pris par les lames qui se succédaient avec une grande rapidité. Nos canotiers eurent l’heureuse idée d’atteler deux bœufs à notre embarcation, si bien qu’à moitié chemin nous tombâmes les uns sur les autres, comme des capucins de carte, ce qui fit bien rire une foule de drôles déguenillés qui probablement s’attendaient à cet agréable spectacle, et au milieu desquels il nous fallut passer mouillés jusqu’aux os, et par conséquent de fort mauvaise humeur. Heureusement, une autre troupe vint faire diversion en nous amenant des chevaux tout sellés et tout bridés. Chacun de nous en prit un. Nous allâmes visiter une église dont j’ai oublié le nom. En route, disait-on, nous aurions une vue magnifique ; mais nous passâmes entre des murs de jardins, tous chargés de plantes grimpantes, dont les fleurs retombaient jusqu’à terre. Pour ma part, je fis un bouquet digne d’un marié de village.

Madère est un jardin. Tous les fruits d’Europe, ceux des tropiques, y viennent à merveille. On y jouit de la température la plus saine du monde : les médecins y envoient les malades dont on n’espère plus la guérison. Les Anglais y possèdent les plus belles habitations : voilà ce que j’ai appris et vu en courant. Je cherchais de tous côtés les fameuses vignes : elles avaient été arrachées, pour faire place à des cannes à sucre. Il paraît cependant qu’on a respecté les ceps de vigne qui sont de l’autre côté de la montagne, à l’est.

Le 17, nous étions mouillés à Ténériffe. Je n’allai pas à terre : on ne nous accordait que deux heures pour aller et revenir ; je dessinai le pic que l’on voit à une grande distance. Le sommet paraît noir. Le reste est couvert de neige ; plus bas, les brouillards empêchaient de voir l’aspect du pays[1].

Le 19, nous étions en vue du Cap-Vert. Quelques heures après, nous jetâmes l’ancre à Saint-Vincent, dont l’aspect désolé, sans végétation, me frappa d’autant plus que nous venions de Madère. En parcourant l’île, je ne rencontrai que quelques arbres rachitiques, ressemblant à des genévriers. Des enfants tout nus me suivaient à distance. J’avais soif sous ce soleil ardent. M’étant approché d’une petite citerne, j’allais solliciter de la générosité de deux vieilles négresses un peu d’eau qu’elles tiraient à grand’peine dans leurs cruches, mais la couleur rougeâtre du liquide me fit oublier ma soif. Sur la place, dont un détritus de coquillages remplace le sable, un petit obélisque a été élevé à la mémoire d’une femme par son mari, capitaine d’un navire naufragé dont on voit les débris épars.


Les ennuis de la pleine mer. — Poissons volants. — Une alerte. — La Croix du Sud. — Terre ! Fernambouc. — Bahia ; les rues ; les nègres.

De Saint-Vincent à Fernambouc, le trajet est long. Il fallut traverser tout de bon l’Atlantique en ne touchant nulle part. L’ennui ne tarda pas à se faire sentir. La chaleur devenait étouffante ; nous allions entrer dans cette région appelée par les marins le Pot-au-Noir et où des grains violents viennent parfois tout à coup remplacer le calme. La chaleur énerve et amoindrit tout ; on entendait de tous côtés sur le navire de longs et sonores bâillements. Le bal n’avait plus d’attraits. Quand paraissait une baleine, quelques curieux se levaient avec effort, regardaient sans voir, et se replongeaient bien vite dans leur taciturnité. Un jour cependant, un banc de poissons volants vint s’abattre sur le pont. On s’anima en leur faveur ; on les mit dans de la saumure, et après cette première et indispensable précaution, des matelots experts en ce genre d’opération les étendirent sur de petites planchettes, puis, à l’aide d’épingles, ouvrirent leurs nageoires faisant fonctions d’ailes et étalèrent à tous les regards cet appareil curieux. Ce fut un enthousiasme général, mais hélas passager ! Le découragement semblait s’être emparé de tout le monde ; une secousse seule pouvait nous tirer de l’espèce de léthargie qui pesait sur tous. Tout à coup, à un signal donné, l’équipage entier parut sur le pont ; des matelots se précipitèrent dans les embarcations accrochées au portemanteau de l’arrière, larguant les amarres ; on mit à la mer les canots, la chaloupe, jusqu’à la plus petite embarcation ; les rames furent placées le long des bancs ; d’autres matelots coururent au sac qui contenait les lettres, le portèrent près du grand canot, prêt à être embarqué le premier. Que se passait-il donc ? Étions-nous arrivés ? Loin de là ! Des matelots amenaient des pompes. Était-ce un sinistre ? Le feu était-il au navire ? Non, grâce au ciel ; il ne s’agissait que d’un simulacre d’exercice en prévision de quelque

  1. Nous avons donné une vue du pic de Ténériffe, t. 1er , p. 225.