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Quand il sut qu’un garde allait venir, il me dit : « À quoi bon, non-seulement ce garde inutile, mais un autre rameur ? Un seul suffit pour descendre jusqu’à Pará si vous voulez. »

Il insista beaucoup sur ce point. « D’ailleurs, ajouta-t-il, le vent règne toujours, dans cette saison, de l’ouest à l’est, et une fois à bord, on se servira de la voile. »

J’allai, d’après cette assurance, prendre congé du promoteur et le remercier de ses bons services. Quand il sut que je ne voulais ni garde ni second rameur, il me blâma fortement, d’autant plus qu’outre la connaissance de l’Indien en général, il savait la fuite des deux premiers.

J’achetai du pirarocou et de la farine, et je revins au canot. Il fallut installer la voile ; car le vent était fort et favorable. Nous n’avions pas précisément ce qu’on appelle en langage vulgaire une tempête ; mais il est vrai de dire que, vu notre petitesse, les lames étaient bien hautes ; tellement que, pour compléter l’illusion, elles embarquaient et que Miguel et moi pouvions à peine suffire pour vider le canot. La journée et la nuit se passèrent à louvoyer, et le lendemain au soir, après avoir été dans le même état que la veille, nous entrâmes dans l’embouchure du fleuve Jourouti.

Là Polycarpe recommença ses grimaces de mécontentement. J’amassais peu à peu une colère qui devait éclater bientôt. Je commençais à trouver que j’avais fait une nouvelle imprudence en n’acceptant pas les hommes qu’on m’avait offerts. Cette fois-ci j’étais bien plus à la merci de ce misérable ; mais aussi je me promis de l’observer, et surtout de mettre obstacle à toute camaraderie entre lui et Miguel.

Le matin de fort bonne heure, j’entendis des chiens aboyer et des coqs chanter. Je voulus descendre ; Polycarpe me donna de mauvaises raisons pour m’en empêcher : c’était l’habitation d’un blanc, je ne trouverais rien à faire. Et malgré moi le canot continuait sa route. Cette fois je me fâchai tout de bon et je lui dis qu’à la fin ses allures me déplaisaient ; que je l’engageais à m’obéir, s’il ne voulait avoir à s’en repentir ; et je fis redescendre le canot à l’endroit dont je voulais rapporter un souvenir. Une fois installé, et les deux singes enlevés de mon toit, je fis un cliché de mon canot, puis quatre autres, parfaitement réussis.

J’avais entendu dire à Polycarpe que le canot était trop grand pour aller à la Fréguesia, et j’en avais conclu qu’il devait se trouver quelque passage étroit bon seulement pour des montaries (troncs d’arbres creusés). Il avait donc été convenu que nous en emprunterions une. En passant nous en vîmes au moins une trentaine ; mais quand je disais à Polycarpe d’en demander une, il me répondait toujours : « Te (até) lago santos. » Je ne pouvais penser que le temps n’était pas venu de s’en servir ; mais plus nous avancions sur le fleuve, moins nous rencontrions de ces montaries.

Je trouvais que Miguel travaillait beaucoup trop, qu’il se fatiguait, tandis que le fainéant Polycarpe, les bras croisés, se reposait. La patience m’échappa et je l’arrachai brusquement du lieu où il était assis, je lui mis à la main une pagaie, et, pour la première fois je le fis travailler cinq minutes.

Au bout de ce temps j’aperçus trois montaries amarrées dans un tout petit port ; j’attendis ce qu’allait faire Polycarpe. Il dit à son camarade d’aller de ce côté. Quand nous fûmes près de terre, Miguel sauta le premier. Polycarpe revint à sa place accoutumée, et se mit à faire un petit paquet dans un mouchoir, sans s’inquiéter de ce dont je l’avais chargé, d’aller emprunter la montarie si nécessaire. Je le regardais tranquillement, ne me doutant pas le moins du monde de son intention ; il passa le paquet à son bras, prit un énorme bâton qu’il avait taillé la veille et avec lequel j’avais moi-même repoussé le canot ; — j’en connaissais le poids ; — puis il sauta légèrement à terre, et, sans rien dire, se dirigea du côté des bois. Quand il en fut à une quinzaine de pas, je lui demandai où il allait. — « Promener dans les bois, » répondit-il avec un calme insolent. Ces mots signifient : « Je fuis, » selon l’idée des Indiens.

Comme le jour du gouffre, il se passa quelque chose d’étrange en moi. Eugène Sue, dans ses Mystères de Paris, fait dire au Chourineur qu’il voit rouge dans de certains instants. J’ai probablement éprouvé à ce moment quelque chose de pareil ; car j’ignore presque ce qui s’est passé et comment je me suis trouvé le genou sur Polycarpe, mes cinq doigts pleins de sang, et mon revolver, qui sans doute était sorti de ma poche, serré convulsivement et levé pour lui briser la tête ; le bâton était à plus de vingt pas, et Miguel regardait sans bouger. Si je n’ai pas tué le misérable, si je n’ai pas payé d’un seul coup le mal qu’il avait essayé de me faire, c’est que sa pâleur cadavéreuse me fit penser qu’il était déjà frappé. Cet Indien cuivre, presque noir, était devenu méconnaissable et remuait à peine. J’eus peur un instant et me relevai précipitamment. Je crois que j’étais aussi tremblant que lui. Il se jeta à genoux, me demanda pardon, me promettant que si je le ramenais au Pará, je n’aurais plus à me plaindre. Que pouvais-je faire, sinon pardonner ?… J’étais si heureux de n’avoir pas à me reprocher un meurtre dont le souvenir m’eût toujours poursuivi !… Son sang coulait beaucoup : je ne me coupais pas les ongles depuis longtemps ; c’était encore un moyen de défense que la nécessité m’avait inspiré, et mes cinq doigts armés étaient entrés profondément. Je le fis bien laver, et, pour fermer de suite les plaies, j’y appliquai du collodion, après l’avoir prévenu qu’il souffrirait un peu au premier moment, mais que cela ne durerait pas. Je lui donnai ensuite une double ration de cachassa. Enfin devant la faiblesse de mon ennemi je n’eus plus de courage, et, ainsi que cela arrive souvent, je cherchais toutes les raisons possibles pour justifier son mauvais vouloir. Son horrible figure, qui un instant auparavant était si pâle, ne m’inspirait plus que de la pitié, et je me promettais bien de réparer le mal que j’avais fait. Toutes mes idées sur ces hommes ignorants s’étaient modifiées, et je pardonnais alors bien