Page:Le Tour du monde - 04.djvu/393

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien à faire ou à voir, je redescendis tranquillement dans mon canot.

Quand vint le jour, je remontai ; Polycarpe portait mon sac, et moi mon fusil. Le capitaine de la garde nationale avait tenu parole ; on ne fit pas la moindre objection à mon désir de peindre un habitant de la malloca ; et là, comme ailleurs, mon étude, dont les spectateurs voyaient le commencement et la fin, était l’objet d’un enthousiasme général. J’achetai un de ces grands bâtons creux dont j’ai parlé et je pris congé de la tribu, encore un peu malade, me promettant tout de bon de cesser de travailler.

En arrivant à Maöes je fis porter mon hamac chez le colonel, et fort heureusement, car un orage épouvantable fondit sur la ville ; des torrents de pluie emplirent les rues, entrèrent dans les maisons, et rendirent impossible le dessein que j’avais d’aller voir en quel état était le canot.

Le lendemain je trouvai Polycarpe couché dans ma tonnelle ; le garde avait cherché un gîte quelque part ; les rameurs en avaient fait autant. J’avais éveillé Polycarpe ; il ignorait, disait-il, où était tout le monde ; dans les questions que je lui fis, il s’embrouilla. Il fut enfin avéré que mes deux rameurs avaient, à l’aide du garde, fait le complot de s’enfuir ; ils avaient volé un Indien d’une autre tribu et s’étaient sauvés.

Pendant que j’étais à réfléchir sur ce que j’allais faire, le garde arriva. J’avais dissimulé, par nécessité, depuis longtemps ; mais comme après tout cet homme ne m’était utile qu’à manger mes provisions, je passai ma colère sur lui. Je tirai du canot tous les objets qui lui appartenaient et, appelant un nègre, je lui ordonnai de les porter dans la maison du colonel.

Celui-ci fit conduire le garde dans un poste, où il devait rester prisonnier jusqu’au moment ou on trouverait l’occasion de le renvoyer à Manáos, et l’on se chargerait de l’y recommander. Si ce drôle eût contenu les rameurs et les eût surveillés, comme c’était son devoir, aucun des inconvénients que j’ai rappelés ne me serait arrivé. Il n’ignorait rien de ce qui se passait, et si Polycarpe a pu longtemps mettre obstacle à mes études, si les rameurs se sont entendus avec le nègre pour fuir, c’est qu’il était du complot.

Je n’en étais pas moins embarrassé, vu la presque impossibilité de me procurer en ce pays d’autres rameurs.

Par bonheur, il arriva un grand canot monté par huit Maöes, et sur lequel se trouvait le chef de police de Villabella, pour lequel j’avais une lettre. Il devait repartir dans une semaine, et il eut la complaisance de me prêter deux de ses hommes, à qui on fit bien la leçon, dans je ne sais quelle langue, car ils n’entendaient pas un mot de portugais. Ils écoutèrent en silence, sans répondre ; et, pour empêcher cette bonne fortune inattendue de m’échapper et la cachassa de faire son œuvre, on ne les perdit pas de vue un seul instant.

Un Indien Maöes.

Le colonel tenait une boutique : j’en avais profité pour acheter un flacon de vin de Porto, deux poules et une tortue. De plus, il m’avait procuré une coiffure de plumes, et quand je voulus la payer, il s’y opposa, en me disant que ce serait lui faire injure. J’avais emballé tout mon attirail de peinture, en sorte que je ne pouvais pas pour le moment payer à ma manière l’hospitalité et les présents que j’avais reçus.

On me fit partir au plus vite, dans la crainte que je ne me trouvasse dans l’embarras : on ne se fiait pas plus à ces Indiens-là qu’aux autres. J’embrassai en partant le bon colonel et son ami le docteur, comme on le fait au théâtre, en nous pressant dans les bras l’un de l’autre et détournant la tête. C’est la coutume au Brésil de s’embrasser ainsi.


De Maöes à Villabella. — Un plongeon involontaire.

Quelques minutes après je me retrouvais sur l’eau, soulagé par l’absence du garde et des deux Indiens fugitifs. Les nouveaux avaient un air de douceur qui me convenait beaucoup ; c’étaient le père et le fils ; j’espérais que je n’aurais pas à me plaindre d’eux. Effectivement, tout le temps qu’ils ont passé avec moi je n’ai pas eu un seul reproche à leur adresser. Ils étaient, il est vrai, bien stupides ; mais tout leur office consistait à se bien servir de la pagaie.

La nuit vint une heure après notre départ ; je n’eus besoin que d’un signe pour faire comprendre qu’il fallait aller au milieu du fleuve, très-large au-dessous de Maöes, et filer notre câble avec la pierre. J’avais distribué la ration de cachassa ; tout alla bien, d’autant mieux qu’avec ces pauvres sauvages le ministère de l’affreux Polycarpe était inutile.

J’aurais été à peu près satisfait si ma faiblesse, en paralysant mes mouvements, ne m’eût inspiré des tristesses passagères que je m’efforçais de repousser.

Une nuit je m’étais étendu sur les bagages, accablé de lassitude ; mon intention n’était pas de dormir, car je n’avais pas retiré ma natte, ni ma tente, ni mon manteau. Peu à peu je m’étais assoupi, et je me réveillai