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accrochée à de fortes lianes, une grande panella. Quelques hommes, séparés en deux troupes, vont couper dans la forêt la liane vénéneuse dont le curare est en partie composé, indépendamment de certains ingrédients que je ne pus connaître, et remplir à la rivière des vases qu’ils apportent solennellement ainsi que les lianes. Ils déposent ces choses dans un cercle que les victimes ne doivent plus quitter tant que durera la fabrication. Ils se jettent tous à terre en chantant à voix basse :

« Ainsi tomberont ceux qui seront frappés par nos flèches. »

Et chacun va prendre sa place dans le cercle formé le premier jour par les membres de la tribu, assez près du lieu où déjà les vieilles femmes ont jeté dans la panella l’eau, les lianes et les objets inconnus dont João ne put ou ne voulut pas me dire le nom.

Le second jour le feu est plus considérable, les exhalaisons qui s’échappent de la panella ont fait agrandir le cercle ; quand vient le troisième jour, c’est un véritable brasier.

Vers le soir le feu s’éteint peu à peu, les fumées vénéneuses se dissipent ; l’ouvrage a réussi, le poison est bon, et les vieilles femmes sont mortes. Chacun apporte son vase et prend une petite part qu’il emporte dans sa case.

Le curare en refroidissant devient dur et consistant. Pour s’en servir, les Indiens le chauffent doucement, et quand il est un peu ramolli ils y trempent le bout de leurs flèches. Avant de partir, je voulus voir comment on s’en servait à la chasse.

Nous allâmes avec João et Zanani, le plus jeune de mes modèles, qui avait oublié l’histoire des têtes coupées, faire une excursion dans les bois. Ils avaient une sarbacane longue de près de douze pieds et un petit carquois qui paraissait être verni. Dans ce carquois, il y avait une douzaine de petits morceaux de bois très-durs, bien effilés par l’un des bouts, garnis de l’autre d’une pelote de coton. Nous suivions pas à pas un petit sentier coupé dans la forêt ; nous n’avions de place que tout juste ce qu’il en fallait pour nous glisser entre les plantes qui débordaient de chaque côté. Mes guides mirent leur doigt sur leur bouche, et nous quittâmes le sentier pour aller nous asseoir ou plutôt nous coucher sous un grand arbre dont les branches, en retombant jusqu’à terre, avaient poussé d’autres rejetons qui s’étaient replantés, formant ainsi une petite forêt ou les lianes, qui s’épandaient de tous côtés nous enfermaient dans des milliers de réseaux. Le jeune Indien se mit debout contre le tronc de l’arbre, en prenant le soin d’élever sa sarbacane et de l’assujettir entre les branches basses, car sa longueur démesurée eût empêché les mouvements qu’il avait à faire s’il avait dû la tenir à bras tendu. Nous restâmes silencieux pendant une demi-heure, et notre silence n’était interrompu que par de petits sifflements que faisait l’Indien, toujours immobile. Il entendit probablement quelque chose d’intéressant, car il fit un léger mouvement et nous regarda d’un air que comprit João. Un instant après, je vis s’élancer d’un arbre voisin un joli singe tout rouge de l’espèce mico ; celui-ci fut suivi d’un autre, et ainsi de suite jusqu’à sept. L’Indien Zanani souffla, et un des singes se porta vivement la main à la poitrine, à la tête, à la cuisse, se gratta à chacun de ces endroits, et tomba. Tous jusqu’au dernier eurent le même sort en moins de dix minutes, et sans qu’un seul bruit se fût fait entendre.


Retour. — Maöes. — Une tribu sauvage. — Charivari à la lune. — Fuite de mes rameurs. — Je fais emprisonner le garde.

J’eus bien de la peine à revenir de cette chasse aux singes, et je ne pouvais maintenant me faire illusion sur l’état de ma santé. Il fallait partir ; j’avais atteint cette fois les limites de mon voyage. En supposant que j’eusse voulu le continuer, mes Indiens m’auraient probablement abandonné un jour ou l’autre. Au moment du départ, João me prévint qu’il avait entendu quelque chose qui l’inquiétait pour moi. Les quatre Indiens ne se quittaient plus ; ils paraissaient avoir pris une détermination.

Toute la tribu vint n’accompagner ; j’embrassai de bien bon cœur le bon João et mon protégé Zanani, et de même que le dernier jour de ma vie dans les bois je me sentis profondément ému.

Le vent était bon pour mettre à la voile ; je donnai une double ration de cachassa, et je rentrai bien vite sous ma tonnelle ; je fermai mes rideaux pour éviter le soleil, et je m’endormis.

Le temps changea vers le soir et nous fûmes tous mouillés jusqu’aux os par une averse qui dura une heure au moins. J’aurais reçu la pluie en plein si je n’avais eu mon parasol ; l’eau entrait en grande quantité par un large trou qu’avaient fait mes singes, sans compter une multitude de petits qui faisaient de mon toit un immense arrosoir, et qui eussent suffi seuls à tout tremper.

Les journées suivantes furent monotones ; je les passai presque toutes couché sur ma natte ; ma santé était tout de bon entamée. La chaleur me tuait ; ce que je buvais était incroyable. J’avais consommé mon sucre ; ma limonade était un peu acide : n’importe, il fallait boire.

Je n’ai pu savoir combien de temps j’avais passé, soit en restant à la malloca de João, soit en revenant ; j’ignorais presque où j’avais été. Mon état de faiblesse, la petite maladie que j’avais faite, et dont je n’étais pas guéri, m’avaient forcé d’abandonner mon journal, dont je fis un jour un résumé. J’avais négligé de demander à João comment s’appelait l’endroit où il habitait, le nom de cette rivière et de celle sur les bords de laquelle j’avais trouvé les Araras, que j’avais quittés sitôt, grâce à l’affreux Polycarpe. Il n’était plus temps de retourner sur mes pas quand cela me revint à la mémoire.

Enfin nous revîmes Canoma, puis après, nous touchâmes à Abacaxi, dans le Paraná Mirim de Madeïra. De là, nous allâmes à Maöes.’

En ce dernier lieu, le garde descendit seul à terre. Zephirino, c’était son nom, avait endossé les parties saillantes du costume officiel. Un homme assis dans un