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vivres diminuaient, et pas moyen de les remplacer. Enfin nous entendîmes des chiens aboyer, et nous aperçûmes une malloca, habitation d’une tribu de Mondurucus. Cette malloca, ainsi que d’autres dans lesquelles je suis allé depuis, était construite comme les autres cases, mais bien plus grande, avec des cloisons faites comme les murailles, des portes et des toitures en feuilles. Chaque compartiment avait un foyer en pierre, des nattes, des hamacs, un mortier et un pilon pour la farine de manioc ; des arcs et des flèches étaient accrochés dans les coins.

Forcé de me servir de Polycarpe et du garde, je les envoyai demander si l’on pouvait acheter quelque chose, et j’appris que c’était à peu près impossible. J’avais peint à Canoma un Indien de la tribu ; je montrai cette étude à tous ceux qui étaient autour de nous. Il fallait voir les gestes que faisaient ces bonnes gens ; ils regardaient derrière le papier ; ils le touchaient en répétant un mot que je ne comprenais pas. Les femmes, les jeunes filles n’osaient approcher, et quand j’allai à elles, toutes se sauvèrent.

Une Indien Arara.

J’accrochai mon portrait à un tronc d’arbre, et je puis dire que cette fois j’eus un grand succès, si bien que le chef de la tribu, un pauvre vieillard malade, voulut voir à son tour le chef-d’œuvre, et vint appuyé sur son fils. Nous nous donnâmes une poignée de main ; j’envoyai chercher une bouteille de cachassa.

J’offris de plus au vieillard deux colliers de perles bleues et un bout de tabac pour une heure de séance. L’affaire fut conclue, je peignis au milieu d’un silence solennel. Tous les cous étaient tendus ; personne, je crois, ne respirait.

Nous achetâmes de la farine et du poisson ; je les payai avec des hameçons et du tabac.

…Bien des journées se sont passées à peu près de même. Malheureusement je ne pouvais pénétrer dans ces bois où personne n’avait posé le pied, où j’étais probablement le premier à le tenter avec l’aide de mon sabre. Il m’arrivait cependant de trouver quelques éclaircies. Dans une de ces rares excursions, je blessai légèrement un coati qui vécut huit jours sur mon canot. Sa mort augmenta nos provisions de bouche, qui s’en allaient avec une rapidité effrayante. Parfois j’entrai dans une habitation. Je montrais le portrait des chefs ou je proposais le prix en tabac ou en colliers ; je choisissais une tête tatouée, et je peignais une heure ou deux.

Quand le soleil était bas, je faisais pousser le canot du côté déjà enveloppé par l’ombre des grands arbres ; je dessinais ce qui se déroulait sous mes yeux. Puis je m’asseyais sur mon toit, je jouais avec mes singes, je tuais tantôt un martin-pêcheur, tantôt un héron, quelquefois un singe. La nuit venue, je tirais dehors mon manteau, ma natte et ma tente. Je dormis au grand air. Et le lendemain, après m’être réchauffé et avoir séché la rosée de la nuit, je recommençai.

Ma santé s’altérait visiblement ; je ne mangeais presque plus, je buvais beaucoup d’eau, je me sentais quelquefois bien faible, si faible que je passais des journées entières sans travailler. J’eus l’idée de quitter le Madeïra pour quelques jours ; et comme depuis la correction que j’avais si justement administrée, un seul geste suffisait pour que je fusse obéi, je fis entrer sans difficulté le canot sur un bras de rivière qui se jetait dans le Madeïra.

La végétation me parut, au bout de quelque temps, avoir subi de bien grands changements. Les arbres étaient immenses. Un jour j’en mesurai un qui était brisé par la foudre ; il avait en diamètre cinq fois la longueur de mon fusil. Les palmiers, que j’avais toujours vus minces et élancés, avaient pris des proportions gigantesques. De tous côtés de grands oiseaux de proie faisaient entendre leurs cris rauques et aigus. Un aigle à tête blanche vint payer son tribut et augmenter mes collections. J’eus beaucoup de peine à le préparer ; car, l’ayant tiré au vol, il était tombé dans la rivière et avait, en se débattant, endommagé son plumage.

Sur ces rivages tous les arbres formaient, comme les mangliers, les plus étranges enlacements avec leurs racines.

La rivière, dont je n’ai pu savoir le nom, devait être fort dangereuse, quand ses eaux étaient hautes ; tous ses bords étant emportés et la couvrant de débris.

Nous entrâmes un jour dans un grand lac, et nous découvrîmes au loin un amas de cases. À notre approche, tous les hommes vinrent sur le bord de l’eau, et je les vis s’asseoir en nous attendant. Je reconnus de suite à quelle tribu ils appartenaient. On m’avait donné à Manáos des renseignements que je n’avais pas oubliés. Je