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posé sur l’autre patte ; nul doute que nous étions éventés ; ces fainéants d’Indiens allaient être cause que de toutes ces richesses en perspective je n’emporterais rien ! N’écoutant que mon impatience, j’avais déjà un pied hors du canot, quand, surpris de cette immobilité à laquelle je n’étais pas accoutumé, au lieu de m’élancer, mon fusil à la main, le plus près possible du rivage, ainsi que j’allais le faire, je pris une perche longue d’une quinzaine de pieds, qui nous servait de mât et qui était alors étendue dans toute la longueur du canot ; je l’enfonçai à plus de moitié sans avoir touché le fond.

Je ne puis dire ce qui se passa en moi quand je ne pus douter de ce qui m’attendait un jour ou l’autre : je fus saisi d’un tremblement nerveux, qui un instant paralysa toutes mes facultés. Je tenais cette perche dans mes mains crispées, bien convaincu que mes compagnons, n’osant se défaire de moi, avaient résolu de profiter de toutes les occasions qui pouvaient m’être funestes, et que celle-ci leur avait paru meilleure que celle des caïmans. Ils savaient, à certains signes qui m’avaient échappé, qu’il ne fallait pas sauter dans ce gouffre ; si je me fusse perdu, ce n’eût pas été leur faute, mais la mienne ; ils seraient revenus alors tranquillement à Manáos, après s’être partagé mes dépouilles.

Combien de secondes dura cette espèce d’atonie dans laquelle j’étais tombé ? je ne sais ; mais tout à coup, passant de ce calme indigné à la fureur, je fis tomber à plomb sur chacun de mes guides une grêle de coups : Ils avaient fait de moi non plus un homme, mais un démon. J’aurais, je crois, alors donné tout au monde pour les voir prendre à leur tour l’offensive, mais personne ne bougea. Comme Polycarpe était le plus coupable, je lui brisai sur la tête une pagaie, ce dont le misérable dut être content : il n’aurait plus à s’en servir.

M. Biard se fâche.

Après cette exécution, je me jetai sur ma natte et je fermai mes rideaux ; j’armai mon revolver et j’attendis, sans oublier certaines précautions devenues nécessaires, comme d’emplir mes poches de balles, d’en glisser dans mon fusil, d’attacher mon sabre à ma ceinture, le tout sans faire de bruit ; un conseil se tenait à voix basse sur l’avant du canot. Je le sentis qui changeait de place ; chaque Indien avait pris sa pagaie ; le garde avait, contrairement à ses habitudes, pris la sienne ; Polycarpe avait commandé la manœuvre à voix basse : une minute après nous étions en route.

Le lendemain voulant dessiner, je n’eus qu’à faire un signe, et, en quelques coups de pagaie, j’étais, pour la première fois, exactement transporté ou j’avais le dessein d’aller ; j’avais été compris.

Il m’était resté une crainte qui ne s’est jamais dissipée tout le temps que j’ai navigué sur les fleuves : quand j’allais dans l’intérieur des bois le cœur me battait avec violence en revenant ; mon imagination me faisait toujours voir mon canot fuyant à l’horizon. Il m’eût fallu me résigner à mourir de faim : cette perspective n’était pas gaie.

En attendant je profitai de mon coup d’État. Aussitôt que je voyais un oiseau perché sur quelque branche et