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Enfin ces dames parvinrent à faire une large ouverture à la gorge de la tortue.

Une indienne à Manaos : la grosse Philis.

Enfin le canot était prêt. Je fis mes adieux après m’être assuré des provisions qui me seraient nécessaires. Il était arrivé de France six fromages de Hollande : le dernier était presque retenu ; la protection me le fit adjuger. Si j’ai souffert plus tard, je l’ai dû sans doute aux malédictions dont m’a accablé celui que je dépouillais ainsi. J’avais usé de quelques produits photographiques ; je fis remplir de beurre rance deux flacons vides. On m’avait donné le choix entre deux tonneaux venant l’un de France et l’autre d’Angleterre ; je pris naturellement celui qui devait, comme compatriote, convenir le mieux à mon estomac. Mon patriotisme a été de trop dans cette circonstance. On me fabriqua du biscuit. Une personne à qui j’avais été recommandé me fit présent d’une petite quantité de biscottes. J’avais apporté de Pará quelques livres de chocolat. Je mis, pour mes Indiens, douze bouteilles de cachassa dans le fond du canot. J’achetai pour les nourrir des paniers pleins de farine, du poisson séché nommé piraurucù, qui se pêche particulièrement dans les lacs. Dieu et les Indiens que je trouverais en route pourvoiraient au reste. Le rendez-vous fut donné pour six heures du matin.


Difficultés du départ. — Aménagement du canot. — Deux singes. L’équipage. — Un tir au revolver comminatoire. — Vamos !

J’emprunte à mon journal ce qui suit :

Mercredi 28. — Je suis assis à l’ombre d’une palissade ; il fait très-chaud ; je suis furieux. Je me suis levé à trois heures, et, après avoir arrangé tous mes paquets, je suis arrivé près de mon canot. Polycarpe, aidé d’un petit nègre, avait attaché à un pieu deux singes destinés à être mes compagnons de voyage ; mais les deux Indiens qui devaient m’accompagner n’avaient point paru. Ces hommes étaient venus depuis quelques mois se présenter et demander du travail. On me les avait confiés, ainsi qu’un garde national, à la condition que, la grande excursion que j’allais faire sur le Madeira terminée, je les ramènerais sur l’Amazone, et que je payerais leur passage pour retourner à Manáos.

Cinq heures du soir. — Me voilà de nouveau à la même place, un peu plus furieux que le matin. On a découvert le garde dans un coin obscur de sa hutte, mais tellement ivre qu’il est impossible d’en tirer une parole. Je me serais volontiers passé de garde ; on m’a fait observer que ce n’était pas prudent. Il me fallait un homme qui fît obéir les autres.

Il est près de six heures ; je suis de nouveau assis à la même place que ce matin ; je vais passer la nuit là. Polycarpe n’a exprimé aucun ennui, son affreuse figure est restée impassible ; il a passé sa journée étendu dans le canot.

On trouve au fond d’un bateau mes deux rameurs complétement gris et la figure barbouillée d’un limon vert produit par l’humidité de l’eau. Il eût été impossible de les éveiller et plus encore de les emmener ; nous les laissons dormir.

Enfin au point du jour je fais tout de bon mes adieux à Manáos ; car on a trouvé un des ivrognes debout, et l’on a emporté l’autre à bord. Comme nous n’avons qu’à descendre, on peut se passer du dernier, du moins quant à présent…

… Une fois parti, je m’occupai de mes effets. M. le garde avait trouvé commode de se coucher, lui, sous ma petite tonnelle ; il s’était arrangé avec soin dans ce réduit, à peine assez grand pour me contenir moi et quelques objets indispensables. Il avait d’abord parfaitement installé son shako, son fusil, sa baïonnette et son sabre. Si j’avais trouvé que ma fameuse carabine des chasseurs d’Orléans était lourde, c’était avant d’avoir pesé ce fusil de forme ancienne. Le garde prévoyant, dans la crainte sans doute d’un malheur, avait mis à sa batterie, à la place d’une pierre à fusil, un morceau de bois entouré de coton. Le reste du costume ne lui ayant pas paru nécessaire, il l’avait laissé à la maison. Quand j’irai en visite, je me ferai suivre, ce sera d’un bon effet.

Je priai ce garde sans façon de me céder la place, et je commençai mon installation.

Sur ma tonnelle j’avais placé de chaque côté mes deux singes : c’était une espèce bien intéressante. Je nommai le mâle Rio-Negro et la femelle Amazone. Jamais je ne les avais vus mordre, et tout ce que je leur offrais ils le prenaient avec la queue. Leur pelage était exactement celui des souris ; le bout de la queue était un doigt dénué de poils. Je les avais attachés de chaque côté et très-près de l’eau, pour deux raisons : la première, afin de leur donner la facilité de boire à leur gré ; et l’autre, purement personnelle, pour me mettre à l’abri de leurs faits et gestes.

Je plaçai sur mon petit parquet de palmiste une natte. Elle tenait toute l’étendue de mon réduit. Je mis à ma droite, sur la longueur, une caisse étroite et plate qui avait contenu des fusils venant d’Europe. Dans cette caisse, que je devais à la munificence d’un brave Portu-