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lycarpe, je n’en entendais plus parler de toute la nuit, mais il n’en était pas de même des factionnaires. Quand l’heure sonnait, l’un d’eux criait : Alerte ! le second répondait, et ainsi de suite jusqu’au plus éloigné. J’aurais pu me croire dans une ville de guerre attaquée, et il n’en était rien cependant. Manáos étant la première petite ville à l’entrée de l’Amazone, cette précaution n’était peut-être pas inutile.

Je devais une visite au président ; un jour je m’habillai de noir. Le thermomètre marquait toujours quatre-vingt-dix degrés Farenheit. En attendant qu’on vînt me prévenir que la personne avec laquelle je devais aller chez le président était prête, j’allai voir mon canot dans le petit bras du rio où il était encore. Qu’on se représente un monsieur bien vêtu, bien cravaté, possesseur d’un gant presque nul, assis sur des amas de feuilles de cocotiers ; à quelques pas de lui un cochon enfoui dans la vase, entouré d’une certaine quantité de vautours noirs qui se disputaient des restes de tortue en faisant entendre un petit cri comme des chats fâchés. Un arbre dominant le tout était complétement chargé-de ces vilains animaux ; tous les jardins du voisinage, entourés de pieux, étaient également envahis. À la moindre panique, ces affreuses bêtes s’envolaient en faisant le bruit d’une machine à vapeur ; il en était de même quand l’une d’elles avait eu la chance de se procurer quelque morceau délicat. Et il faut bien se garder d’en tuer aucune : il s’agit de la prison et de l’amende ; car on s’en sert pour nettoyer les rues et les places, sur lesquelles j’ai vu jeter des quantités d’ordures et les restes de tortues qu’on ne peut pas utiliser.

Cascade sur le rio Negro.

Rien de plus atroce que les souffrances de ces malheureuses bêtes. Tous les matins j’entendais de mon réduit des éclats de rires sous ma fenêtre. Ordinairement je m’intéressais assez peu aux travaux des esclaves de la maison que j’habitais. Comme toujours, si on tirait de l’eau au puits, on faisait tout haut des commentaires ; si une négresse portait, selon l’usage, un pot, une écuelle ou un parapluie, c’était un prétexte à conversation. Depuis longtemps déjà j’étais blasé là-dessus, ainsi que sur bien d’autres choses ; mais ces éclats de rires avaient tant d’écho !… J’avais déjà fait le portrait de plusieurs mulâtresses indiennes, partie du mobilier du maître de mon galetas. J’avais une espèce de prédilection pour une grande et belle fille indienne à grosses joues, à bouche riante ; elle se nommait Philis : on aurait dit la bonté même : mais cette fois, il me suffit de laisser tomber de ma fenêtre un regard dans la rue, pour la prendre en horreur. Ma protégée, armée d’une hache, était retroussée jusqu’au coude ; sa robe rose à volants était pleine de sang. Elle venait de détacher le plastron de la carapace d’une tortue à coups de hache. Un autre de mes modèles, une petite fille moitié indienne et moitié négresse et Mme sa mère jouaient à qui prendrait la tête de la victime, et comme la force de la pauvre bête était très-grande, elle leur glissait entre les doigts. C’était surtout cette partie du drame qui donnait tant de joie à l’assemblée. Polycarpe seul ne riait pas : il dormait.