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point du jour, une forte odeur d’eau-de-vie m’éveilla. M. Benoît se tenait à peine debout ; quoique appuyé sur son bâton, sa pose manquait de cette régularité dont j’avais été charmé..

Inondé de larmes, il me déclara qu’il ne pouvait plus me faire l’honneur de m’accompagner ; qu’en conséquence, j’eusse à le payer. M. L…, chez lequel j’étais alors, vint pour m’aider à faire mes comptes, ce qui ne fut pas facile : l’état dans lequel était l’ivrogne lui faisait oublier ce que j’avais acheté pour lui, et il n’était pas davantage capable de me rendre compte des dépenses dont je l’avais chargé. Nous engageâmes M. Benoît à se retirer ; il nous dit des injures : il me faisait présent de tout. Comme on ne pouvait pas rosser un homme dans cet état, j’envoyai une petite négresse chercher la police, mais il se retira en nous accablant d’invectives.

Il revint quelques heures après complétement dégrisé ; il apportait ses comptes, me priant en outre de lui acheter ses colliers de perles, puisque j’étais mécontent de son service et que je ne voulais plus l’emmener avec moi. Blasé sur les excentricités de M. Benoît, dont cette dernière phrase, dite moitié en français et moitié en portugais, pouvait donner une juste idée d’après ce qui venait de se passer, je le fis mettre à la porte.

Je demeurai plus embarrassé encore que le jour où je quittai mon Italien pour aller chercher un gîte chez les Indiens ; plus qu’en arrivant au Pará ; car j’ignorais alors l’impossibilité de me procurer un domestique et l’espoir du moins me restait.

M. L… eut la bonté d’envoyer à tout hasard s’informer à la compagnie des nègres si on pouvait m’en donner un pour compagnon, car il fallait bien se garder de dire pour domestique. Le chef de cette compagnie vint me parler. S’il y a une grande différence entre la laideur d’un vieux nègre et une jolie Parisienne, il y en avait une aussi grande de lui à un vieux nègre. C’était bien la plus horrible tête que j’eusse jamais vue ; de plus il avait pour ornement, ainsi que cela se pratique dans certaines tribus africaines, une crête partant du front et descendant jusqu’au bout du nez. Cette crête, ou plutôt ces crans ont dû être inspirés par la queue du crocodile (j’en ai rapporté un jeune qui m’inspire cette comparaison à l’instant où j’écris : heureusement pour moi, car j’étais embarrassé pour dire à quoi ressemblait cet ornement inusité parmi nous). Quand la bouche s’ouvrit pour répondre à notre demande, je crus Voir la gueule d’un tigre : les dents, taillées en pointe très-aiguë, ajoutaient à l’horreur du phénomène.

Cet homme nous dit qu’il ne pouvait pas me donner un noir, mais qu’il avait un Mura à ma disposition. Cet Indien connaissait le pays puisqu’il était des bords de l’Amazone.

J’étais pressé : une heure après l’Indien parut. C’était de plus fort en plus fort ; je reculai d’un pas : j’avais devant moi Méphistophélès en chair et en os. Goethe et Scheffer avaient deviné Polycarpe… Il s’appelait Polycarpe. Ce nom qui éloignait de la pensée toute idée diabolique, me rassura. À toutes les recommandations qui lui furent faites, il baissait la tête et ne répondait pas. Il parlait pourtant déjà le portugais, car il habitait le Pará depuis un an. Je n’avais pas le choix ; l’affaire fut conclue à l’instant[1].

Le bâtiment était petit ; sa dunette, au lieu de porter une tente, était couverte en planches supportées par de petites colonnettes. Quand je montai à bord, quoiqu’il fût encore jour, déjà des voyageurs, tous Portugais, avaient accroché leurs hamacs et empêchaient de passer. Je fis de même pour le mien ; les malles les plus essentielles furent rangées le long du bord, près des hamacs, et servirent de bancs plus tard.

Nous partîmes à minuit ; nous passâmes entre des myriades d’îles après avoir laissé derrière nous celle de Marajo. On jouait au trictrac tout près de moi ; un joueur enthousiaste, à chaque mouvement brusque qu’il faisait, — et il en faisait beaucoup, — repoussait mon hamac. Il ne s’apercevait pas qu’en revenant je le repoussai à mon tour. J’avais commencé par grogner, et peu à peu je pris autant d’intérêt à ce jeu de va-et-vient que l’autre à son trictrac, et comme la lune était belle, je pouvais, de ma balançoire voir les îles toutes couvertes de palmiers et de lataniers, près desquelles nous passions.

Ne pouvant dormir, grâce à mon entourage, je repassai dans ma mémoire tout ce que déjà j’avais éprouvé de bien et de mal depuis mon départ de Paris. J’avais voyagé de Southampton à Rio avec des Français, de Rio a Victoria avec des colons, presque tous Allemands ; à Espiritu-Santo avec des Indiens ; de Rio au Pará, avec des Brésiliens pour la plupart ; j’étais sur l’Amazone avec des Portugais : avais-je gagné au change ?

Toutes ces réflexions et d’autres d’une nature bien différente se faisaient en escarpolette, au bruit des cornets qu’on versait sur le jeu de trictrac d’une façon à tout briser.

Le jour vint et, plus que dans la nuit encore, nous passâmes à toucher très-près le long des îles. Toutes étaient basses, les arbres peu élevés ; les lataniers étaient en très-grand nombre ainsi que les palmistes. De loin en loin je voyais des huttes supportées par des pierres, précaution qui ne les sauve pas toujours des inondations. L’une de ces huttes, un peu plus importante que les autres, se reliait avec une espèce de quai, à l’aide d’une grande planche également supportée par des pierres. Sur cette planche étaient posés en grand nombre des vases de fleurs. Derrière la hutte se voyait un défrichement récent. Pendant que je regardais, bercé dans mon hamac, le chant bien connu d’un oiseau d’Europe me fit retourner. C’était un chardonneret, objet de l’attention toute paternelle d’un vieil amateur portugais. Il avait probablement acheté à grand prix cette curiosité européenne : ce chardonneret avait du moins sur les magnifiques oiseaux du pays l’avantage de bien chanter.

Depuis le lever du soleil je voyais des objets emportés par le courant ; cela m’avait semblé des orchidées qui,

  1. Voy. p. 29 le portrait de Polycarpe placé à tort, dans la première partie du voyage, sous le titre de « mon premier modèle. »