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cicerone, nous assura que cette croix était, ainsi que l’église, l’ouvrage des jésuites.

Cette église, décorée d’une façon bizarre avec de très-gros et massifs ornements dorés, avait un certain caractère sombre qui faisait penser involontairement au temps de l’inquisition. J’avais vu autrefois des ornements pareils dans certaines églises d’Espagne. Pendant que nous parcourions les diverses chapelles dont notre cicerone nous expliquait les merveilles, un moine vêtu de bleu passa près de nous. Ce moine était le seul desservant de l’église ; notre guide nous apprit en outre qu’il était très-riche, mais qu’en revanche il ne donnait rien aux pauvres. Plusieurs tableaux m’avaient intéressé. Un d’eux représentait un croissant autour duquel on avait enroulé une corde, et sur cette corde et ce croissant était une dame bien vêtue. Je demandai vite l’explication de ce singulier rébus. Le croissant, me dit-on, représentait la lune, la dame était la sainte Vierge qui, sur le point d’être piquée par le serpent, que bien involontairement j’avais pris pour une corde, l’avait enroulé autour de la lune et, pour l’humilier davantage, marchait dessus. Le pauvre artiste avait été irréligieux sans le vouloir.

Un tableau de l’église de la Parahyba du nord.

Le 2 juillet, à une heure après midi, nous passions devant le cap Saint-Roch, le point le plus avancé des côtes du Brésil sur l’Atlantique.

À partir de Pernambouc, nous avions toujours navigué entre la terre et le récif qui se prolonge très-loin, du sud au nord, parallèlement à la terre.

Depuis quelques jours, j’avais vu avec peine le pays prendre un aspect presque aride. Des monticules d’un sable très-blanc se détachaient sur le bleu du ciel ; mes belles montagnes disparaissaient dans le lointain.

Le matin nous avions passé devant Rio Grande do Norte ; depuis deux jours nous côtoyions un pays ayant une grande analogie avec le désert de Sahara : une plage basse et des sables mouvants ! Le lieu m’a paru fort peu important et pas du tout intéressant. Comme je ne me souciais pas de mettre les pieds dans l’eau sur les incommodes jangadas[1], je me donnai les mêmes raisons que le renard de la fable : « Ils sont trop verts. »

3 juillet. — Je m’étais couché cette nuit sur le pont. À mon réveil, le soleil était levé et très-brillant ; je revoyais ces étranges nuages noirs et opaques. J’essayai d’en dessiner quelques-uns ; mais, ainsi que les aurores boréales qui, en Laponie, ne faisaient souvent que paraître et disparaître, quand avec une branche de résine allumée que je plantais dans la terre, je veillais les nuits à les attendre au passage, de même ces nuages traversaient l’horizon avec une vitesse extraordinaire.

Nous eûmes ce jour-là de petites émotions : on pêcha une bonite ; une tourterelle venant de terre mit tout le monde en mouvement ; on donna le fouet à un mousse ; le capitaine avait ri deux fois dans la matinée. Ce brave militaire bourgeois était bien un peu bête, un peu glorieux, un peu fier de son grade et de ses fonctions, dont la partie la plus importante se bornait à bien dîner.

Vers midi on jetait l’ancre devant Seará, nommée également Fortaleza. La ville, entourée de cocotiers, me parut d’un assez joli aspect. Pour y entrer, il faut traverser une plage de sable. On ne fit qu’y remettre et prendre les dépêches. Je voyais de loin des animaux qui m’intriguaient beaucoup ; ils me paraissaient plus grands que des chevaux et ressemblaient à des chameaux ; je ne me trompais pas, c’étaient des chameaux transportés d’Afrique, sans doute par une société d’acclimatation indigène[2]. Le pays me paraît être excellent pour ces animaux, auxquels le sable est familier. Les jangadas en grand nombre sont les seules embarcations de Searà.

Je me levai le lendemain avec un grand mal de tête, ayant, malgré ma précaution de fermer ma porte, été forcé d’entendre une partie de la nuit annoncer, sur le ton le plus lamentable, les numéros d’une partie de loto commencée après dîner et finie à deux heures du matin.

Je passai la matinée, étendu sur des cordages, à regarder des matelots nègres et des soldats raccommodant leur linge, c’est-à-dire leurs pantalons, car peu d’entre eux avaient des chemises.

Depuis que nous avions doublé le cap Saint-Roch, le soleil nous gênait de plus en plus. Chaque tour de roue nous approchant de la ligne, nous plaçait directement en face du soleil le matin, en même temps qu’il nous mettait perpendiculairement dessous à midi. Il se coucha magnifiquement. Je restai une partie de la nuit sur le pont ; mais j’en fus chassé par un grand nigaud

  1. Voy. p. 5. « Jangadas » et non « rengades. »
  2. Il s’agit ici d’un envoi de la Société d’acclimatation de Paris.