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pour sa vengeance, sur les lenteurs calculées de la route de retour, sur la mauvaise saison et sur la fièvre dont elle nous savait atteints M. Lambert et moi. Il était excessivement dangereux pour nous de rester dans les bas-fonds et de respirer les exhalaisons pernicieuses des marais. La reine avait donné des ordres en conséquence, et au lieu de nous laisser faire le voyage en huit jours, comme on le fait d’ordinaire, on nous le fit prolonger près de deux mois (cinquante-trois jours). On nous condamnait à demeurer huit à quinze jours dans des contrées malsaines et dans les plus misérables huttes ouvertes à toutes les intempéries, et souvent, quand nous souffrions des plus violents accès de fièvre, on nous arrachait de notre grabat et on se remettait en route, sans s’inquiéter le moins du monde si le temps était beau ou s’il pleuvait.

Durant cinquante-trois jours, je ne quittai pas une seule fois mes habits, car malgré mes prières réitérées, le commandant refusa de m’assigner un endroit séparé où j’eusse pu changer de vêtements. Je ne saurais vraiment exprimer tout ce que je souffris, surtout pendant les trois dernières semaines, où je pouvais à peine me lever de ma couche et me traîner quelques pas.

La fièvre de Madagascar est une des plus horribles maladies qui existent, et suivant moi elle est beaucoup plus à craindre encore que la fièvre jaune ou le choléra. Dans ces deux maladies on éprouve, il est vrai, parfois aussi de très-grandes douleurs, mais en peu de jours on est mort ou guéri, tandis que cette épouvantable fièvre vous fait horriblement souffrir pendant de longs mois. On sent de vives douleurs dans l’estomac et dans tout le bas-ventre. On a de fréquents vomissements, on perd tout appétit et on devient peu à peu si faible qu’on peut à peine mouvoir les mains et les pieds. À la fin on tombe dans une apathie complète, à laquelle, malgré toutes les peines et tous les efforts, on ne peut s’arracher. Moi qui depuis mon enfance étais habituée à l’activité et au mouvement, je restais maintenant des journées entières étendue sur ma couche, plongée dans le marasme et m’apercevant à peine de ce qui se passait autour de moi. Et cette apathie n’est pas seulement propre aux gens de mon âge, mais à tous ceux qui sont attaqués par la fièvre, sans en excepter les hommes les plus vigoureux et dans la fleur de l’âge, et elle continue, ainsi que le mal d’estomac et de foie, longtemps encore après que la fièvre même a cessé.

La reine Ranavalo dit avec raison que les fièvres et les mauvaises routes sont ses meilleures défenses contre les Européens. On en finirait cependant bientôt avec le fléau, si le pays était cultivé et peuplé. Combien le climat de Batavia, dans l’île de Java, n’était-il pas malsain ! On nommait cette ville le tombeau des Européens ; mais depuis qu’on a établi des canaux, qu’on a desséché les marais des environs et qu’on a pris plus de soin de la salubrité publique, les fièvres sont devenues beaucoup plus rares et bien moins dangereuses.

Un supplice non moins gênant que nous eûmes à subir dans ce voyage était l’extrême rigueur de la surveillance. Le jour, il y avait constamment six soldats, les armes croisées, devant la porte de notre chaumière, et autant devant la fenêtre, s’il y en avait une ; la nuit, un poste de trois à cinq hommes couchait dans la chaumière, quand même il s’y trouvait à peine la place nécessaire pour nous, et que nous étions obligés de nous serrer tout à fait les uns contre les autres. Quand nous nous promenions de long en large devant la chaumière, ou bien quand nous nous éloignions seulement de quelques pas, les satellites étaient de suite derrière nous, comme s’ils eussent craint de nous voir prendre la fuite. Mais nous eussions eu toute notre force et toute notre santé, que la pensée de fuir ne nous serait jamais venue : car, étrangers comme nous l’étions, que serions-nous devenus sans guide et sans vivres dans ces bois, ces marais impraticables ? Les officiers entraient aussi à chaque instant dans notre hutte pour voir ce dont nous nous occupions. On nous faisait pleinement sentir ce que c’est d’être prisonniers et escortés par des soldats !

Dans le village d’Eranomaro, nous fîmes la rencontre d’un médecin français de l’île Bourbon qui, par un contrat passé avec la reine et avec plusieurs grands du royaume, vient tous les deux ans à Tananarive pour apporter les médicaments nécessaires. Nous voulûmes, M. Lambert et moi, consulter ce monsieur et lui demander des remèdes ; moi surtout j’aurais eu besoin de son secours, car j’étais infiniment plus malade que M. Lambert, dont les accès de fièvre ne revenaient que tous les quinze jours, tandis que les miens alternaient de trois à quatre jours. Mais le commandant ne me permit ni de faire visite au médecin ni de l’inviter à venir nous voir. Il prétexta que la reine lui avait ordonné expressément de ne nous laisser, pendant tout le voyage, communiquer avec personne, ni surtout avec un Européen. Cette rigueur, comme nous l’apprîmes plus tard, ne s’appliquait qu’à nous. On voulait exprès nous priver de tout secours. M. Laborde, qui était toujours de quelques journées en arrière de nous, fut traité avec plus de douceur, et put, quand il rencontra le médecin, passer toute la soirée dans sa société.

Quoique le voyage de Tananarive à Tamatave durât assez longtemps, je n’eus cependant, tant à cause de mon état maladif que de la rigoureuse surveillance dont nous étions l’objet, que peu d’occasions de remarquer les coutumes et les usages du pays. Autant que j’ai pu l’observer en général, les habitants de Madagascar ont de bien mauvaises qualités : ils sont extrêmement paresseux, fort adonnés à la boisson, très-bavards et sans aucun sentiment.

Il a déjà été question de l’effronterie et de l’impudence du peuple de Madagascar, et j’ai été témoin de scènes, pendant ce voyage, que la pudeur ne saurait me permettre de raconter à mes lecteurs. Comme, cette fois, on nous regardait comme des prisonniers d’État, on avait beaucoup moins d’égards pour nous qu’on n’en avait eu lors de notre premier passage, et les misérables, ne croyant plus avoir besoin de se gêner avec nous, se montrèrent sans contrainte dans toute la laideur de leur