Page:Le Tour du monde - 04.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouveau hors de portée, et je tuai plusieurs oiseaux ; bien inutilement, car, avant qu’il me fût possible de les relever, ils étaient transformés en squelettes ; tout ce qui était mangeable avait été dévoré jusqu’aux plumes. En revenant à la case, j’appris qu’une autre troupe était entrée dans ma chambre ; elle était bien moins nombreuse que la première, et comme je n’avais que des oiseaux préparés, le savon arsenical n’ayant aucun attrait pour les voyageuses, mes collections avaient été épargnées. Il n’en était pas de même de moi. J’avais été piqué de plusieurs côtés ; cela m’avait irrité le système nerveux. Aussi étais-je tout disposé pour les combats de jour et de nuit. Au lieu de m’endormir, je m’armai d’une massue et de mon bâton ferré de paysagiste. Je me mis en embuscade, attendant le retour chronique des rats, résolu cette fois à les exterminer. Mais voilà que j’entendis dans le lointain un bruit confus très-singulier ; on frappait sur quelque chose comme un tambour dont la peau aurait été mouillée. Que pouvait signifier un pareil bruit dans nos solitudes ? Je restai éveillé presque toute la nuit. Le matin, je m’empressai de prendre des informations et on me donna les renseignements qui suivent.

Présages d’une invasion de fourmis.

La fête de saint Benoît est en grande vénération parmi les Indiens. Ils s’y préparent six mois à l’avance, et en conservent six mois après un souvenir très-exact. Du moment où le tambour a commencé à battre, il ne s’arrête ni jour ni nuit. Cet instrument est fait d’un tronc d’arbre, creux dans l’intérieur et recouvert sur un seul côté d’un morceau de peau de bœuf. Le jour de la fête, j’allai avec mon hôte m’en réjouir la vue. La cérémonie avait lieu dans un petit village nommé, je crois, Dessacumento. Les Indiens allaient de case en case, pour y boire du câouêbâ et de la cachasse ; on ne chantait pas, on hurlait. Les hommes étaient assis, leur tambour entre les jambes ; quelques-uns grattaient avec un petit bâton un instrument fait d’un morceau de bambou entaillé de haut en bas. Au bruit de ce charivari, les plus vieilles femmes dansaient dévotement un affreux cancan que nos sergents de ville eussent certainement désapprouvé. Quand on avait bien dansé, bien bu, bien hurlé dans une case, on allait recommencer le même sabbat dans une autre.

Pour mon compte, je fis preuve d’un bien grand courage ; dans une de ces cases, je bus à même d’une calebasse pleine de câouêbâ, politesse inspirée par le seul désir de me rendre populaire et d’attraper plus tard un portrait. Pourtant je n’ignorais pas de quelle manière. cette boisson se préparait. Je savais que les vieilles femmes (et ce sont toujours elles qui sont chargées de l’important devoir de fabriquer de la boisson) mâchaient des racines de manioc, avant de les jeter dans une marmite ; je savais qu’elles crachaient ensuite l’une après l’autre dans le vase, et puis laissaient le tout fermenter. Mon amour de l’art l’avait emporté sur mon dégoût.

Dans une autre case où il n’y avait point de femmes, un Indien chantait en s’accompagnant d’une guitare : son chant, bien que faible et monotone, avait un charme tout particulier. J’allai m’asseoir en face de lui, et je fus bien joyeux, quand je compris que j’étais l’objet de ses im-