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borner tout notre châtiment à nous bannir pour toujours de ses États. M. Lambert, M. Marius, les deux autres Européens qui demeuraient chez M. Laborde et moi, nous devions quitter la ville dans l’espace d’une heure ; M. Laborde pouvait rester vingt-quatre heures de plus, et, eu égard à ses anciens services, emporter de sa propriété tous ses biens meubles, à l’exception des esclaves. Ceux-ci, comme ses possessions en maisons et en terres, retournaient à la reine, de la bonté de qui il les tenait. Le fils de M. Laborde, qui, par sa mère, était indigène, et qui, à cause de sa jeunesse, ne devait pas avoir pris part à la conjuration, était laissé libre, à son choix, de rester dans son pays ou de le quitter. La reine nous accordait, ainsi qu’à M. Laborde, autant de porteurs qu’il nous en faudrait pour le transport de nos personnes et des objets qui nous appartenaient, et, pour notre plus grande sûreté, elle nous ferait accompagner jusqu’au lieu de notre embarquement, à Tamatave, par une escorte militaire de cinquante soldats, vingt officiers et un commandant. M. Laborde aurait la même escorte ; mais il devait toujours rester au moins à une journée de marche derrière nous. »

Malgré l’état critique de notre situation, ce discours nous fit presque rire. Voila tout à coup le peuple malgache mis en scène. Ce pauvre peuple, qui languit sous un joug plus pesant que les serfs en Russie ou les esclaves dans les États-Unis du Sud, exerce tout à coup une influence sur la volonté de la reine ; il obtient le droit d’énoncer un désir et même des menaces ! L’orateur cependant avait de la peine à prononcer le mot peuple ; il se trompa souvent et dit à la place le mot reine.

Palmiers raffias. — Dessin de E. de Bérard d’après nature.

Naturellement, on ne nous permit pas de proférer un seul mot pour notre défense et notre justification. D’ailleurs nous n’y pensâmes pas le moins du monde ; nous étions enchantés d’en être quittes à si bon marché, mais nous ne savions pas comment nous expliquer cette générosité inattendue de la part de la reine. Il est vrai que nous ne pouvions ni savoir ni pressentir tout ce qui nous était encore réservé.


Adieu à Tananarive. — Départ pour la côte. — Appréhensions, épreuves et souffrances. — La fièvre de Madagascar. — Retour à Tamatave et à Maurice. — Mort de Mme Pfeiffer.

Ce fut avec une joie réelle et bien grande que le 18 juillet je quittai une ville où j’avais tant souffert, et où chaque jour on n’entendait parler que d’empoisonnements et d’exécutions. Le matin même, quelques heures avant notre départ, dix chrétiens avaient encore péri dans les plus affreux supplices. Sur tout le trajet, de la prison à la place du Marché, les soldats n’avaient cessé de les frapper à coups de lance ; arrivés sur la place, ils subirent la lapidation. Ce ne fut qu’ensuite que leurs têtes furent tranchées et exposées sur des piques. Les malheureux expirèrent, comme de vrais martyrs, sans faiblesse et en chantant des hymnes.

En sortant de la ville, nous passâmes devant la place du Marché et nous eûmes pour adieu l’affreux spectacle de leurs têtes saignantes. À cette vue, j’eus involontairement la pensée qu’on ne pouvait pas trop se fier à la générosité d’une femme si astucieuse et si cruelle, et que le peuple avait peut-être reçu l’ordre secret de se jeter sur nous ou de nous tuer à coups de pierres. Cependant il n’en fut rien. Les habitants accoururent, il est vrai, en foule pour nous voir ; beaucoup nous accompagnèrent un bout de chemin par curiosité, mais personne ne se permit la moindre offense ni la moindre insulte.

Notre retour à Tamatave fut des plus pénibles. Jamais, dans aucun de mes nombreux voyages, je n’ai rien souffert de semblable. La reine n’avait pas osé nous faire exécuter publiquement, mais évidemment elle comptait,