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kabar qui menaçait de la peine de mort tous ceux qui recéleraient des chrétiens, les aideraient à fuir ou bien les empêcheraient d’être découverts. Je n’aurais vraiment pas cru chez ce peuple une telle générosité. Malheureusement elle reçut une triste récompense. L’officier qui commandait cette expédition n’eut aucun égard pour ce généreux procédé ; il s’en tint strictement à sa consigne, et non-seulement les six chrétiens, mais tous les habitants du village, y compris les femmes et les enfants, furent garrottés par ses ordres et traînés à la ville ; je crains qu’on ne fasse d’eux un affreux massacre. On prétend n’avoir encore jamais vu la reine dans des accès de fureur aussi continus que depuis ces huit ou dix jours. C’est triste pour nous, mais encore bien plus triste pour les pauvres chrétiens qu’elle fait persécuter avec plus de rage et d’acharnement qu’elle n’en avait encore montré depuis son avénement.

Presque tous les jours on tient des kabars dans les bazars de la ville et dans ceux des villages voisins pour engager le peuple à dénoncer les chrétiens et pour le prévenir que la reine à la certitude que tous les malheurs qui ont jamais frappé le pays et qui le frappent encore ne proviennent que de cette secte, et qu’elle ne se reposera point que le dernier des chrétiens ne soit anéanti.

Quel bonheur pour les infortunés si cruellement persécutés, que la liste de leur nom soit tombée entre les mains du prince Rakoto et qu’il l’ait détruite ! Si cela n’était pas arrivé, il y aurait eu des exécutions sans fin. Maintenant, on espère que, malgré la fureur de la reine, malgré ses prescriptions et ses ordres, il n’y aura pas plus de quarante à cinquante victimes. Beaucoup des grands du royaume et des fonctionnaires publics sont secrètement chrétiens et cherchent par tous les moyens à faciliter la fuite de leurs coreligionnaires. On nous a assuré que, parmi les deux cents chrétiens arrêtés il y a quelques jours, ainsi que parmi les habitants du village amenés hier à la ville, la plupart étaient parvenus à s’échapper.

16 juillet. — Nous apprenons à l’instant qu’il s’est tenu hier, dans le palais de la reine, un très-grand kabar, qui a duré plus de six heures et qui a été très-orageux. Ce kabar nous concernait, nous autres Européens. Il s’agissait de décider de notre sort. Selon le train ordinaire du monde, presque tous nos amis, du moment qu’ils virent notre cause perdue, nous abandonnèrent, et la plupart, pour écarter d’eux le soupçon d’avoir pris part à la conjuration, insistaient pour notre condamnation avec plus d’acharnement que nos ennemis mêmes. Que nous méritions la peine de mort, c’est un point sur lequel on fut bientôt d’accord ; le mode seul dont on nous expédierait dans l’autre monde fournit matière à de longs débats. Les uns votaient pour l’exécution publique sur la place du Marché ; les autres pour une attaque de nuit de notre maison ; d’autres encore pour l’invitation à un banquet, où l’on devait ou nous empoisonner ou, à un signal donné, nous massacrer.

La reine hésitait entre ces différentes propositions ; et, en tout cas, elle en aurait adopté et fait exécuter une, si le prince Rakoto n’eût pas été notre génie tutélaire. Il s’éleva avec force contre la condamnation à mort. Il engagea la reine à ne pas se laisser entraîner par la colère, et fit surtout valoir que les puissances européennes ne laisseraient certainement pas impuni le meurtre de six personnes aussi considérables que nous. Jamais, dit-on, le prince n’a exprimé son opinion d’une manière aussi vive et aussi ferme devant la reine. Nous reçûmes ces nouvelles, comme je l’ai déjà dit, en partie par des esclaves dévoués du prince, en partie par quelques rares amis qui, contre notre attente, nous étaient restés fidèles.

17 juillet. — Notre captivité durait depuis treize jours ; nous avions passé treize longs jours dans l’incertitude la plus pénible sur notre sort, nous attendant à chaque instant à une décision et tremblant jour et nuit au moindre bruit. Ce fut un temps affreux et terrible pour chacun de nous. Ce matin, j’étais assise à mon bureau ; je venais de déposer la plume, et je me demandais si, après le dernier kabar, la reine n’avait pas fini par prendre une décision. Tout à coup j’entendis un bruit extraordinaire dans la cour. J’allais sortir de ma chambre, dont les fenêtres donnaient sur le côté opposé, pour voir ce qu’il y avait, quand M. Laborde vint m’annoncer qu’on tenait un grand kabar dans la cour et qu’on nous appelait pour y assister.

Nous y allâmes, et nous trouvâmes plus de cent individus, tant juges que nobles et officiers, assis, en un large demi-cercle, les uns sur des siéges et des bancs, les autres par terre. Un détachement de soldats était posté derrière eux. Un des officiers nous reçut et nous assigna des places en face des juges. Ceux-ci étaient revêtus de longs simbous blancs ; leurs yeux fixèrent sur nous des regards sombres et farouches, et il régna quelque temps un silence de mort. J’avoue que j’eus un peu peur, et je murmurai tout bas à M. Laborde : « Je crois que notre dernière heure est arrivée. » Il me répondit : « Je suis préparé à tout. »

Enfin un des ministres ou juges se leva, et, d’une voix sépulcrale et avec une grande prolixité de paroles ampoulées, il tint à peu près ce discours :

« Le peuple avait appris que, partisans de la république, nous étions venus à Madagascar avec l’intention d’introduire cette forme de gouvernement, de renverser le trône de la souveraine bien-aimée, de donner au peuple les mêmes droits qu’à la noblesse, et d’abolir l’esclavage ; on savait, de plus, que nous avions tenu beaucoup de conciliabules avec les chrétiens, odieux à la reine comme au peuple, et que nous les avions engagés à rester fortement attachés à leurs croyances et à espérer un prochain secours. Ces menées révolutionnaires avaient tellement irrité le peuple contre nous, que, pour nous protéger contre sa fureur, la reine s’était vue forcée de nous traiter en prisonniers. Toute la population de Tananarive demandait notre mort ; mais la reine, qui n’avait encore jamais ôté la vie à un blanc quelconque, ne voulait pas non plus le faire dans cette circonstance, bien que les crimes commis par nous l’y autorisassent parfaitement ; dans sa clémence et sa générosité, elle avait résolu de