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de lourdes créatures aux noirs visages de guenons. Mme Marie peut être une excellente personne et je ne voudrais en rien lui être désagréable, mais je ne pus m’empêcher de me mordre les lèvres jusqu’au sang pour ne pas éclater tout haut a sa vue. Par-dessus une demi-douzaine, de jupons empesés très-roides, elle portait une robe de laine garnie jusqu’à la ceinture de larges falbalas et de grands nœuds de ruban, mais qui, au lieu d’être attachés par devant, l’égaient par derrière. Elle s’était mis sur les épaules un châle français qu’elle avait de la peine à faire tenir, et sa tête aux boucles cotonneuses et crépues supportait, tout en arrière et enfoncé sur la nuque, un tout petit chapeau rose.

Le dîner et la soirée se passèrent très gaiement ; sur les dix heures du soir, M. Laborde me dit tout bas de prétexter quelque malaise ; suite de quelques accès de fièvre qui venaient de m’éprouver, et de clore la soirée. Je lui répondis que ce droit ne m’appartenait pas, mais revenait au prince. Il insista cependant pour que je le fisse, en me disant qu’il avait pour cela des raisons importantes, qu’il me communiquerait plus tard. Je me conformai donc à sa volonté et donnai le signal du départ, qui s’opéra par le plus beau clair de lune, et aux sons d’une joyeuse musique.

Le prince Rakoto et M. Lambert m’appelèrent alors dans une des pièces voisines de mon logis, et le prince me déclara que c’était sur sa demande que M. Lambert était revenu à Madagascar pour l’aider, avec une partie de la noblesse et de l’armée, à écarter du trône la reine Ranavalo, sans lui ravir pourtant ni sa liberté, ni ses richesses, ni ses honneurs.

M. Lambert, de son côté, m’apprit que nous avions dîné dans le pavillon de M. Laborde parce qu’on pouvait plus tranquillement convenir de tout ; que le signal du départ devait venir de moi, pour faire croire que la petite fête avait été donnée à mon intention, et que nous avions passé par la ville, musique en tête, pour montrer qu’il ne s’était agi que de plaisir et d’amusement.

Le maki ou singe malgache (lemur mococo).

Il me montra dans la maison tout un petit arsenal de sabres, de poignards, de pistolets et de fusils pour armer les conjurés, ainsi que des sortes de plastrons en cuir assez solides pour résister aux coups de lance, et il termina en me disant que tous les préparatifs étaient faits, que le moment d’agir approchait et que je devais sans cesse m’y tenir préparée.

J’avoue que je fus saisie d’un sentiment tout particulier quand je me vis impliquée tout à coup dans un événement politique si considérable et que, dans le premier moment, les idées les plus diverses me passèrent par la tête. Je ne pouvais me dissimuler qu’en cas d’échec ma vie courait le même danger que celle de M. Lambert. Il ne me restait cependant qu’à faire contre fortune bon cœur, et à m’en remettre à Dieu qui m’avait déjà tirée de tant de situations dangereuses. J’exprimai les vœux les plus sincères au prince Rakoto et à M. Lambert pour le succès de leur entreprise et je me retirai ensuite dans ma chambre.

Il était plus de minuit quand je me mis au lit, où la fatigue et la fièvre combinées ne tardèrent pas à livrer mon sommeil à des rêves effrayants, qu’avec un peu de crédulité j’aurais pu prendre plus tard pour des avertissements très-réels.

Le plan imaginé par les conjurés était le suivant : le 20 juin, après une grande fête de nuit destinée à détourner les soupçons, tous les conjurés devaient se glisser secrètement, à deux heures du matin, dans le palais de la reine, dont les entrées occupées par le prince Raharo, le chef de l’armée, avec des officiers dévoués, seraient tenues ouvertes ; puis s’assembler dans la grande cour devant les appartements de la reine, et à un signal donné proclamer roi le prince Rakoto. Les nouveaux ministres, déjà nommés par le prince, auraient été alors déclarer à la reine que telle était la volonté des nobles, des soldats et du peuple, et en même temps le canon devait retentir du haut des remparts du palais pour annoncer au peuple le changement de gouvernement et sa délivrance de la tyrannie sanglante de la reine.

Malheureusement on ne put pas en venir à l’exécution ; le plan échoua par la lâcheté et la perfidie du chef de l’armée, du prince Raharo. Dans la nuit du 20 juin, il prétendit que, par suite d’obstacles imprévus, il ne lui avait pas été possible de faire occuper le palais unique-