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distinguait en rien de ses compatriotes ; il était redevenu tout à fait Malgache.

Que l’indigène qui n’a jamais quitté son pays et qui n’a jamais rien vu de curieux vive de cette manière, je n’en suis nullement surprise ; mais qu’un jeune homme, élevé parmi des Européens pût reprendre si complétement les habitudes de ses compatriotes, je ne pouvais vraiment pas me l’expliquer. Et ce n’était pas seulement pour sa manière de manger qu’il était redevenu sauvage, mais pour tout le reste. Il pouvait demeurer des heures entières assis sur son fauteuil, sans lire ou sans s’occuper de quoi que ce fût. Il passait toute la journée à ne rien faire que se reposer, fumer et s’entretenir avec ses spirituelles esclaves, qui ne le quittaient pas d’un seul instant.

C’est avec une véritable affliction que j’avais déjà remarqué à Tamatave que le petit nombre de chrétiens qui y demeurent (quelques Européens et créoles de Bourbon) au lieu de donner le bon exemple aux indigènes, au lieu de les moraliser et de les élever jusqu’à eux, se sont abaissés jusqu’à leur niveau et ont adopté leurs mœurs déréglées. Ainsi ils ne contractent point d’unions légitimes, mais, à l’exemple des indigènes, changent de femme au gré de leur caprice, en ont quelquefois plusieurs en même temps, et se font servir exclusivement par des femmes esclaves.

Plusieurs de ces gens envoient, il est vrai, leurs enfants à Bourbon et même en France ; mais dans quel but ? Quand le jeune homme a réellement appris quelque chose et acquis de bonnes mœurs, à son retour chez lui le mauvais exemple de son père ne tarde pas à lui faire tout oublier.

Mon aimable hôte avait heureusement un frère aîné, habitant l’autre propriété de leur mère. Ce jeune homme n’avait pas seulement été élevé à l’île Bourbon, mais il avait même passé neuf ans à Paris. Il m’inspira plus de confiance que son cadet, et le lendemain un canot me transporta sur la jolie rivière de Scondro, qui se jette dans la mer à un demi-mille de l’habitation du Malgache parisien. Il habitait une jolie maison. Dès qu’il m’aperçut, il vint à ma rencontre et me conduisit aussitôt dans la salle à manger, où, à ma grande joie, je trouvai une table dressée à l’européenne et admirablement bien servie.

Ce jeune homme se distinguait en général d’une manière très-avantageuse de ceux de ses compatriotes qui avaient été comme lui à Bourbon ou en Europe. Je crois que c’est le seul de sa race qui ne s’efforce pas d’oublier aussi vite que possible tout ce qu’il a appris en Europe. Je lui demandai s’il ne regrettait pas Paris, et s’il n’avait aucune envie d’y demeurer. Il me répondit qu’il aimerait sans doute beaucoup vivre dans un pays civilisé, mais que, d’un autre côté, Madagascar était sa patrie, et que, comme toute sa famille y demeurait, il aurait de la peine à s’en séparer.

On voyait que ce n’était pas là de vaines paroles et qu’il sentait ce qu’il disait. Cela me surprit beaucoup, car en général il n’y a rien de plus ridicule que d’entendre un Malgache parler de sa famille et des liens de famille. Je ne connais pas de peuple plus immoral que celui de Madagascar, et là où il règne une si grande corruption de mœurs, les liens de famille doivent être relâchés ; aussi n’aurais-je donné que peu de créance à ce que m’avait dit à ce sujet mon hôte, si dans différentes occasions il n’avait fait preuve d’une rare franchise de sentiments.

Je m’entretins beaucoup avec lui et je lui demandai s’il ne sentait pas le besoin d’un commerce intellectuel, de ces agréables rapports de société qu’on trouve en Europe, et s’il ne souffrait pas de vivre constamment au milieu d’hommes grossiers et barbares. Il m’avoua que l’absence totale d’instruction de ses compatriotes lui rendait leur société peu agréable, mais qu’il cherchait sa distraction dans les livres qu’il lisait et étudiait. Il me cita quelques excellents ouvrages qu’il avait rapportés de France.

Le sort de ce jeune homme me fit véritablement de la peine. Je ne prétends pas dire qu’il se distingue par un esprit et une perspicacité extraordinaires ; mais il joint à quelques talents assez de cœur et de sentiment pour se faire des amis dans quelque pays du monde que ce soit. Malheureusement il est à craindre que, privé de toute société intellectuelle, il ne redevienne peu à peu tout à fait un vrai Malgache.


Le bain de la reine. — L’armée malgache. — Soldats et officiers. — Banquet et bal. — Le vol obligatoire.

Le 13 mai, M. Lambert enfin arriva. Le 15 je vis la célébration préliminaire de la grande fête du bain de la reine ; fête coïncidant avec le premier jour de l’année et qui est par conséquent, à proprement parler, la fête du jour de l’an de Madagascar. Seulement les habitants de ce pays n’ont pas la même manière que nous de compter le temps. Ils divisent bien comme nous l’année en douze mois, mais chacun de leurs mois n’a que la durée d’une lune, et quand celle-ci s’est renouvelée douze fois, l’année est finie. Cette fête doit son nom bizarre à un de ses intermèdes non moins bizarres.

La veille de la fête, on voit paraître à la cour tous les officiers supérieurs, les nobles et les chefs que la reine a fait inviter. Quand tous, grands officiers et dignitaires de la cour sont réunis chez la reine, celle-ci se place derrière un rideau, dans un coin du salon, se déshabille et se fait couvrir d’eau. Quand on a rhabillé Sa Majesté, elle s’avance, tenant dans sa main une corne de bœuf qui contient un peu de l’eau qu’on a jetée sur elle, en répand une partie sur les nobles convives, puis se rend dans une galerie qui donne sur la cour du palais, et verse le restant du contenu de sa corne sur les soldats rangés en bataille sous le balcon.

Pendant ce jour fortuné, ce n’est dans toute l’île que festins, danses, chants et cris d’allégresse, jusque fort avant dans la nuit.

La célébration préliminaire de la fête a lieu huit jours auparavant, et consiste en promenades militaires. Les amateurs de plaisirs commencent la fête dès ce jour et