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qui, il est vrai, ne sont pas ici d’un grand prix. Un esclave coûte douze à quinze écus, et cela quel que soit son âge. Cependant on aime mieux acheter des enfants de huit à dix ans que des adultes, en se basant sur cette idée, en général très-juste, qu’on peut dresser les enfants comme on veut, tandis qu’un adulte qui a pris de mauvaises habitudes ne s’en corrige pas facilement. On ne vend guère d’hommes faits, excepté les hommes libres qui sont mis à l’enchère en châtiment d’un crime, et les esclaves dont les maîtres ne sont pas contents. Les femmes se vendent généralement plus cher que les hommes, surtout les ouvrières en soierie, dont les plus habiles se payent jusqu’à deux cents écus.

La condition des esclaves est ici, comme chez tous les peuples sauvages ou demi-sauvages, infiniment meilleure qu’elle ne l’est chez les Européens et les créoles. Ils ont peu à travailler ; leur nourriture est à peu près la même que celle de leurs maîtres, et ils sont rarement punis, bien que les lois du pays ne leur assurent presque aucune garantie.

Une rue de Tamatave. — Dessin de E. de Bérard, d’après l’ouvrage anglais d’Ellis.

Le penchant pour le vol est très-prononcé à Tamatave, non-seulement chez les esclaves, mais chez presque toute la population indigène, sans en excepter les officiers et les employés. J’en fis l’expérience à mes dépens. La maisonnette que Mlle Julie m’avait assignée pour demeure n’avait pas de serrure. Mais, comme elle était tout près de son habitation et dans l’enceinte des autres bâtiments, et que Mlle Julie ne m’avait point informée du goût de ses compatriotes pour le bien d’autrui, il ne me vint pas à l’idée d’avoir de la méfiance. Un jour, comme on m’appela à dîner, je laissai ma montre par mégarde sur la table, souvenir précieux d’une amie de New-York. Le soir, quand je rentrai, la montre avait disparu. Je courus aussitôt auprès de Mlle Julie pour l’en instruire et pour lui demander de quelle manière je pourrais rentrer en possession de ma montre. J’eus soin d’ajouter que j’étais toute disposée à donner quelques écus à qui me la ferait retrouver. Mlle Julie me répondit avec la plus grande indifférence qu’il n’y avait rien à faire, que la montre avait probablement été volée par un des esclaves de la maison, que d’ailleurs tout le monde volait dans ce pays, et qu’une autre fois, en quittant, ma maisonnette, je devais fermer ma porte et le volet de ma fenêtre. Elle ne se donna pas même la peine d’interroger ses esclaves, et le seul avantage que je retirai de la perte de ma montre, fut d’obtenir, avec beaucoup de peine, au bout de trois jours, une serrure à ma porte.

Mlle Julie m’apprit, par hasard, qu’elle possédait, à sept milles de la ville, deux propriétés qui étaient situées tout près des bois et habitées par ses fils. Comme j’espérais y pouvoir faire de belles promenades et y recueillir de grands trésors pour ma collection d’insectes, je priai Mlle Julie de m’y faire transporter.

On se sert ici, pour voyager, d’un léger siége à porteurs, appelé takon, qui est fixé entre deux perches et porté par quatre hommes. On emploie ce mode de transport, même quand on n’a à faire qu’un trajet de quelques centaines de pas. Il n’y a que les esclaves et les gens tout à fait pauvres qui vont à pied. En voyage, au lieu de quatre porteurs, on en a toujours huit ou douze qui se relayent sans cesse.

Je quittai Tamatave de grand matin ; le chemin d’Antandroroho (c’était le nom d’une des propriétés de mon hôtesse) était très-bon, surtout quand nous eûmes quitté les terrains sablonneux pour des plaines couvertes de végétation où il n’y avait pas de collines. Les porteurs couraient avec moi, comme s’ils n’eussent rien eu à porter, et nous fîmes les sept milles en une heure et demie. À Antandroroho demeurait le fils cadet de Mlle Julie, jeune homme de vingt-deux ans qui avait été élevé à Bourbon. Je ne m’en serais réellement pas douté, car n’était qu’il portait le costume européen et parlait français, il ne se