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vaisselle, un autre homme pour laver le linge, et deux garçons de douze à quatorze ans. La dame a en outre une femme de chambre et une ou plusieurs servantes pour les enfants, suivant leur nombre. Celui qui possède des chevaux a encore besoin d’un cocher pour chaque paire de ces animaux. Voici quels sont à peu près les gages mensuels des domestiques. Un cuisinier ordinaire reçoit dix à douze dollars ; un domestique ou une servante, huit à dix écus ; un cocher, quinze à trente écus. Le valet le plus ordinaire reçoit au moins six dollars ; chaque garçon touche deux dollars et en outre est habillé. On loge les domestiques, mais on ne les nourrit pas. Dans l’Inde anglaise, on ne donne pas aux domestiques autant de roupies qu’on leur donne ici d’écus. La nourriture leur revient à un écu et quart par mois ; ils mangent du riz et du piment, quelques légumes et du poisson, et tout cela est à très-bas prix. Je ne connais pas de pays ou l’on soit plus mal servi, à l’exception peut-être d’Amboine dans les îles Moluques. Il faut emmener partout ses domestiques ; car lorsqu’on va voir quelqu’un à la campagne, sans être suivi d’un homme pour vous servir, on court risque de ne trouver ni lit fait, ni eau dans sa carafe. Les pauvres dames ont vraiment beaucoup de mal à tenir leurs maisons tant soit peu en ordre. Dans l’Inde elles sont infiniment plus heureuses : là le premier domestique, sous le titre pompeux de majordome, est chargé de la haute direction de la maison ; les meubles, la vaisselle, le linge et l’argenterie, tout lui est confié, et il en répond ; il règle les comptes, il surveille les domestiques, renvoie ceux qui ne lui plaisent pas et en arrête d’autres. Si l’on n’est pas content de quelque chose, c’est au majordome qu’on s’adresse. Mais ici, au contraire, les maîtresses de maison sont obligées de s’occuper elles-mêmes de tous ces fastidieux détails, et comme les dames créoles ne se distinguent pas précisément par l’activité et l’ordre, il ne faut pas s’étonner de voir d’ordinaire leurs maisons assez mal tenues. Je ne conseillerais à personne de pousser l’indiscrétion jusqu’à mettre les pieds dans une pièce autre que celle de réception.

Il y a peu de réunions à Maurice. On n’y trouve pas même de cercle. La principale cause, c’est que la société se compose par moitié de Français et d’Anglais, deux nations qui ont une grande incompatibilité d’idées et de caractère.

Indépendamment de cette raison fondamentale, il y en a encore d’autres, c’est qu’on dîne très-tard et que les distances sont fort grandes. Comme je l’ai déjà fait remarquer, on dîne dans la plupart des maisons à sept ou huit heures, ce qui fait perdre toute la soirée. Dans d’autres pays chauds, ou on a également la coutume de demeurer hors de la ville dans des maisons de campagne ; les messieurs rentrent d’ordinaire de leurs affaires à cinq heures ; on dîne à six, et à sept on est prêt à recevoir des visites ou des amis.

Mais ici on fait les visites dans l’après-midi (après le dîner il est naturellement trop tard), et si on veut avoir quelques personnes le soir, il faut les inviter à dîner avec beaucoup de cérémonie. Dans ces dîners règne l’étiquette la plus gênante. Tout le monde y vient en grande toilette, comme s’il s’agissait d’une invitation à la cour. Les fonctionnaires sont ordinairement en uniforme. À table on est souvent placé à côté de personnes dont on ne sait pas même les noms, et après s’y être ennuyé deux longues heures, on ne passe qu’après neuf heures dans les salons de réception, pour s’y ennuyer encore quelque temps. On fait très-rarement de la musique ; il y a bien des cartes sur des tables à jeu, mais je n’ai jamais vu jouer personne. Chacun attend avec impatience le moment de pouvoir se retirer décemment, rend grâces au ciel de voir la soirée finie, et n’en accepte pas moins la prochaine invitation avec le plus grand empressement.

Mais ces dîners n’ont pas lieu très-souvent ; car quelque disposés que soient les gens, par amour pour la bonne société et pour une table bien servie, à braver héroïquement l’ennui, le généreux amphitryon doit, de son côté, considérer que chaque couvert lui revient, sans vin, au moins à six ou huit écus. Pour étancher la soif de ses chers convives, il n’en dépense guère moins ; car les Français aussi bien que les Anglais aiment les bons vins, et il faudrait que Maurice ne fût pas une possession anglaise pour que les vins les plus délicats n’eussent pas trouvé accès dans cette colonie.

Pour l’heureux convive, s’il a le malheur de n’avoir ni chevaux ni voiture, un pareil dîner lui coûte également assez cher, car il lui faut ordinairement franchir quatre à six milles et quelquefois plus, et la location d’une voiture se paye au moins cinq écus.

À la campagne on trouve également, mais non partout, une plus grande hospitalité qu’à la ville. Je refusai des invitations, surtout celles ou je devais m’attendre à plus d’étiquette que de cordiale gaieté. Je n’ai jamais aimé les visites de cérémonie ni les réunions tandis que je me suis toujours plu dans un petit cercle de personnes aimables et instruites. Sous ce rapport je n’eus qu’à me louer de l’accueil aimable qu’on me fit dans quelques maisons, surtout dans les familles anglaises Kerr et Robinson, qui demeuraient toutes deux dans le district de Mocca. M. Kerr a vécu longtemps en Autriche et a adopté, avec la langue de mes bons compatriotes, leur bonhomie naturelle. Sa femme n’avait également rien de cette roideur qu’on reproche tant aux Anglais. Aussi, quand j’avais besoin de quelque chose, je n’hésitais jamais à m’adresser à cette gracieuse famille. Je me trouvais chez eux absolument comme chez moi. Dans la famille Robinson, composée aussi de bien bonnes et aimables gens, j’entendais la meilleure musique, leurs trois filles, grandes demoiselles bien élevées, jouant parfaitement du piano.

Mocca se distingue des autres districts de l’île par l’agrément de son climat, surtout à cinq ou six milles de la ville, ou le sol s’élève déjà de mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

Le pays est très-pittoresque. Les roches volcaniques y offrent les formes les plus bizarres. La végétation est admirable. Une particularité que j’ai moins remarquée dans d’autres districts, ce sont de larges et profondes