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nimal avec une pierre. Je l’aurais battu, le malheureux ! il avait gâté mon sujet. Cependant, à force de soins, j’ai rendu le crapaud monstre à sa première forme, et aujourd’hui ce n’est pas l’un des moindres ornements de ma collection.

Le matin suivant, j’allai voir ce que faisait un groupe d’Indiens dans une espèce de parc où l’on enfermait les bœufs. Mon hôte avait tout récemment acheté plusieurs de ces animaux, et comme en jouant seulement ils pouvaient blesser les gens, on leur sciait le bout des cornes. Je fus bien surpris quand je vis par quel procédé. C’était tout simplement une ficelle qui faisait l’office de scie. Depuis, j’ai plusieurs fois vu répéter cette opération, et j’avoue que si je l’avais seulement entendu dire, j’aurais eu de la peine à y croire.

On m’avait parlé bien souvent, depuis que j’étais au Brésil, d’un affreux serpent, le plus grand des crotales, le souroucoucou. Quand j’exprimai à mon hôte le désir d’en tuer un, ses cheveux se dressèrent sur sa tête. « Que Dieu vous préserve, me dit-il, d’une pareille rencontre. C’est la mort certaine ! Non-seulement, le monstre a des crochets à venin et un dard dans la gueule, mais il a un autre dard à la queue, et il ne fuit jamais. » Il me répétait ainsi une chose que tous les Indiens affirment de bonne foi. Du reste, en laissant de côté la fable du dard dans la gueule et dans la queue, j’étais convaincu de la force prodigieuse du souroucoucou et je savais que le poison qu’il distillait à la plus légère morsure était mortel.

Un jour, je guettais quelques oiseaux, enfoncé jusqu’aux genoux dans les hautes herbes d’une prairie, lorsque j’aperçus tout à coup une tête et deux yeux flamboyants dirigés sur moi. En vrai citadin d’Europe, j’éprouvais encore à cette époque une espèce de frayeur rien qu’à voir un reptile, quelque petit qu’il fût d’ailleurs. La peur était plus excusable dans la circonstance où je me trouvais. On m’avait dit que le souroucoucou s’élançait sur tout ce qui passait à sa portée. Aussi, reculant avec précipitation, je commençai par mettre une distance raisonnable entre le serpent et moi. Un peu rassuré, je me mis à délibérer sur le parti que je devais prendre. Valait-il mieux m’en aller tout à fait ou ferais-je bien de me rapprocher pour tirer sur le monstre ? Ce dernier parti était chanceux. On m’avait prévenu que si par malheur on manquait son coup, le serpent, lui, ne manquerait pas le sien. Tout en discutant avec moi-même, j’avais glissé deux balles dans mon fusil. La tête du serpent avait disparu, mais certaines ondulations dans les herbes me révélaient sa présence. Donc, après avoir regardé derrière moi, pour m’assurer du chemin à prendre en cas de retraite, je tirai sur une touffe sous laquelle je venais d’apercevoir à l’instant l’énorme tête du serpent. La difficulté était ensuite de s’assurer s’il était mort. Il pouvait n’être que blessé. Rien ne bougeait ; j’attendis un quart d’heure avant d’approcher, et ce fut seulement après avoir rechargé mon fusil qu’enfin je me décidai réellement à aller reconnaître en quel état était mon terrible ennemi. Décidément j’étais un brave, un véritable foudre de guerre ; quelque temps avant, un mannequin était tombé sous mes coups ; aujourd’hui, je venais de tuer… un crabe ! Mais que faisait ce crabe dans une prairie, loin de la rivière, et pourquoi avait-il un morceau de liane à la patte ? Avec un peu de réflexion, je m’expliquai bientôt ce phénomène. Les Indiens avaient rapporté la veille une très-grande quantité de crabes de la pêche, et ils les avaient sans doute attachés par les pinces. Celui-ci s’était esquivé chemin faisant, et ne savait que faire de sa liberté quand je l’avais rencontré. On comprendra que je ne fus pas très-empressé de me vanter de ce nouvel exploit.

Autre rencontre.


Ma première journée dans la forêt vierge.

Depuis plus de deux mois, j’avais essayé de pénétrer dans l’intérieur de la forêt que je ne connaissais pas encore, et j’avais toujours été arrêté par un grand amas d’eau stagnante qui, n’ayant pas d’issue, formait devant le bois un petit lac qui ne devait s’assécher que peu à peu, quand les pluies auraient cessé. Le moment arriva enfin où je pus continuer mes excursions. J’avais fait des provisions pour la journée : mon livre de croquis, le plomb, la poudre, les flacons destinés à contenir les insectes, tout était en bon état ; mon carnier était rempli de tout ce qui pouvait m’être nécessaire. Je me mis en route avant le lever du soleil. Les eaux avaient considérablement baissé ; je n’en avais que jusqu’à mi-cuisse ; et cette fois, bien tout de bon, dix mois après avoir quitté Paris, je voyais se réaliser très-véritablement le plus beau de mes rêves. Je serais fort embarrassé pour exprimer ce que je ressentis alors. C’était un mélange d’admiration, d’étonnement, quelque chose de solennel. Combien