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lement plus loin qu’il n’eût été permis à un homme de le faire. Ses récits ont donc souvent le mérite de la nouveauté pour la géographie et l’ethnographie, et ils peuvent servir à ramener à leur juste mesure bien des idées fausses ou exagérées. La science a profité également des riches collections qu’elle a rapportées en Europe. Sans doute, elle ne sut pas toujours fixer exactement la valeur des objets qu’elle recueillait ; mais beaucoup de ces objets ont une importance réelle, et l’entomologie ainsi que la botanique lui doivent la découverte de nouvelles espèces.

Si l’on compare les résultats de ses entreprises avec sa position et ses ressources, on doit convenir qu’elle a fait des choses surprenantes. Elle a parcouru plus de cent cinquante mille milles par mer et environ vingt mille milles anglais par terre, sans autres moyens pécuniaires que ceux qu’elle se procura par une sage économie et par l’énergie avec laquelle elle sut poursuivre toujours son but. Quelque grand que fût son goût des voyages, on peut dire qu’elle possédait plus encore l’art des voyages. Sans rien sacrifier de sa dignité et sans se rendre importune, elle sut habilement profiter, dans toutes les parties du monde, de l’intérêt qu’elle inspirait. À la fin, elle s’était si bien habituée à voir ses projets rencontrer toute l’assistance possible, que, tout en exprimant toujours sa reconnaissance, elle acceptait les services d’hommes qui lui étaient tout à fait étrangers, comme la chose la plus naturelle. Elle avait même de la peine à étouffer un petit dépit quand elle trouvait qu’on ne témoignait pas assez d’intérêt à sa personne et à ses entreprises. En général, dans les dernières années, elle eut assez de conscience de son mérite pour en faire souvenir quand on la recevait avec des airs de protection ou de condescendance. Les personnes d’un rang élevé ne pouvaient la traiter avec trop de ménagements et d’égards, tandis que dans la société des gens de sa condition, elle n’aurait jamais laissé échapper une parole rude ni fière. Elle détestait les grands airs ; partout où elle les rencontrait elle se montrait aussi roide que froide. Aussi prompte à faire éclater sa sympathie que son antipathie, elle ne revenait pas facilement de l’opinion qu’elle s’était une fois formée ; même quand elle semblait céder, il se trouvait la plupart du temps qu’elle revenait, par un détour plus ou moins long, à sa première idée.

Elle respectait partout la science, mais surtout chez les personnes versées dans les sciences naturelles. Elle avait un culte enthousiaste pour Alexandre de Humboldt, dont elle ne prononçait jamais le nom sans exprimer sa vénération. La plus grande joie de ses dernières années a peut-être été de voir ses efforts approuvés et encouragés par Alexandre de Humboldt.

Voici la lettre que cet homme éminent sous tant de rapports remit à Mme Pfeiffer au moment où elle se proposait de partir pour Madagascar. Cette lettre forme certes le passe-port le plus honorable qui ait jamais été délivré à aucun voyageur :

Je prie ardemment tous ceux qui, en différentes régions de la terre, ont conservé quelque souvenir de mon moi et de la bienveillance pour mes travaux, d’accueillir avec un vif intérêt et d’aider de leurs conseils le porteur de ces lignes

Madame Ida Pfeiffer,

célèbre non-seulement par la noble et courageuse confiance qui l’a conduite, au milieu de tant de dangers et de privations, deux fois autour du globe, mais surtout par l’aimable simplicité et la modestie qui règne dans ses ouvrages, par la rectitude et la philanthropie de ses jugements, par l’indépendance et la délicatesse de ses sentiments. Jouissant de la confiance et de l’amitié de cette dame respectable, j’admire et je blâme à la fois cette force de caractère qu’elle a déployée partout où l’appelle, je devrais dire où l’entraîne, son invincible goût d’exploration de la nature et des mœurs dans les différentes races humaines. Voyageur le plus chargé d’années, j’ai désiré donner à Mme Ida Pfeiffer ce faible témoignage de ma haute et respectueuse estime.

Signé : Alexandre de Humboldt.

Potsdam, au château de la ville, le 8 juin 1856.

Ida Pfeiffer était petite, maigre et un peu courbée. Ses mouvements étaient mesurés ; seulement elle marchait excessivement vite pour son âge. Quand elle revenait d’un voyage, son teint portait fortement la marque des ardeurs du soleil des tropiques ; autrement, rien dans ses traits ne faisait soupçonner une existence si extraordinaire. On ne pouvait guère voir de physionomie plus calme ; mais, quand elle s’engageait dans une conversation un peu vive et qu’elle parlait de choses qui l’intéressaient, sa figure s’animait et avait quelque chose d’excessivement attachant.

Quant au chapitre si important, pour les femmes, de la toilette, il se réduisait, pour Ida Pfeiffer, aux plus modestes proportions. Jamais ou ne la voyait porter de parure ni de bijoux, et il n’est pas une des aimables lectrices de ces lignes qui puisse se piquer d’avoir plus de simplicité dans sa mise et plus d’indifférence pour les exigences de la mode que n’en avait notre illustre voyageuse. Simple et ferme, pleine d’ardeur pour vouloir et pour agir, ayant tout vu et tout connu, sondé plus d’horizons qu’aucune personne de son sexe, Ida Pfeiffer était du nombre de ces caractères qui compensent le manque des dons extérieurs et brillants par la force, l’énergie et le merveilleux équilibre de leur être intérieur.

Traduit par M. W. de Suckau.

(La suite à la prochaine livraison.)