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si chers d’ordinaire aux jeunes filles. Elle ne pouvait entendre parler d’une personne qui avait fait de grands voyages, sans s’affliger de se voir interdit à jamais par son sexe le bonheur de traverser l’océan et de visiter les pays lointains.

Elle eut souvent la pensée de s’occuper des sciences naturelles ; mais elle l’étouffait toujours, comme un retour à ses fausses idées d’autrefois. Il ne faut pas perdre de vue qu’au commencement de notre siècle une jeune fille de la bourgeoisie, même appartenant à une famille aisée et considérée, recevait une éducation beaucoup plus simple que de nos jours.

Quelques lignes consacrées par elle à cette partie de sa vie trouvent ici leur place naturelle ; elles témoignent autant de la fermeté de son caractère que de la rectitude de son cœur et de son esprit :

« J’avais dix-sept ans, dit-elle, quand un Grec, qui était riche, demanda ma main. Ma mère rejeta sa demande, parce que le prétendant n’était pas catholique et que je lui semblais encore trop jeune pour me marier. Elle ne trouvait pas convenable qu’une jeune fille se mariât avant vingt ans.

« À cette occasion, il s’opéra en moi un grand changement. Je n’avais eu jusqu’alors aucun pressentiment de cette violente passion qui peut faire de l’homme l’être le plus heureux ou le plus malheureux. Quand ma mère m’informa de la proposition du Grec et que j’appris que j’étais destinée à aimer un homme et à lui appartenir pour toujours, les sentiments que j’avais éprouvés jusqu’alors à mon insu prirent une forme précise, et je reconnus que je ne pourrais aimer personne autre que T…, le guide de ma jeunesse.

« J’ignorais que T… m’était aussi attaché de toute son âme. Je connaissais à peine mes propres sentiments ; comment aurais-je pu deviner ceux d’une autre personne ? Cependant quand T… apprit qu’on m’avait demandée en mariage et qu’il reconnut la possibilité de me perdre, il résolut de s’adresser directement à ma mère.

Tahiti, vue de la mer (canton de Puhavia). — Dessin de E. de Bérard.

« Qui pourrait peindre notre douloureuse surprise quand ma mère, non contente de refuser d’une façon absolue son consentement, se prit à avoir dès lors pour T… autant d’aversion qu’elle avait eu d’abord de sympathie. La seule chose qu’elle put alléguer contre T…, c’est que j’avais à attendre une fortune assez considérable, tandis que T… n’avait encore qu’un modeste traitement. Si ma mère avait pu deviner ce que deviendrait plus tard ma fortune, et combien mon sort serait différent de ses belles combinaisons, elle m’aurait épargné le plus profond chagrin et des regrets infinis. »

Le père d’Ida ayant laissé une fortune considérable, il ne manqua pas de prétendants à sa main. Mais Ida, qui nourrissait au fond du cœur une sérieuse affection pour l’ami de son enfance, repoussa toutes les demandes, et ses rapports avec sa mère en devinrent de plus en plus pénibles, celle-ci exigeant chaque jour d’une manière plus pressante que sa fille fît un choix.

Ces dissentiments domestiques brisèrent enfin la volonté d’Ida, et tout autre sort lui parut préférable au malheur de vivre plus longtemps dans la même situation. Elle déclara qu’elle accepterait le premier prétendant, pourvu que ce fût un homme d’un certain âge. Elle voulait prouver par là à celui qu’elle aimait que ce n’était pas l’amour, mais une contrainte morale qui l’avait poussée à se marier.

L’an 1819, Ida venait d’avoir vingt-deux ans, quand le docteur Pfeiffer, un des avocats les plus distingués de Lemberg, veuf et père d’un fils déjà âgé, fut introduit dans la maison Reyer. Environ un mois après il demandait formellement la main d’Ida. Comme il n’avait échangé avec Ida que peu de mots sur les choses les plus