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bours, des sabres et des fusils. Son père surtout semblait prendre plaisir à cette anomalie, et il promit en plaisantant à la jeune fille de la faire élever dans une école militaire pour devenir un jour officier ; il engagea ainsi indirectement l’enfant à montrer du courage, de la résolution et le mépris de la douleur. Ida prit la plaisanterie de son père au sérieux, comme si son désir le plus ardent eût été de se frayer un jour, le sabre à la main, son chemin à travers la vie. Sa première enfance ne manqua pas plus d’intrépidité que d’empire sur elle-même.

M. Reyer avait sur l’éducation des enfants des idées à lui, dont il maintenait avec fermeté l’exécution dans sa famille. D’une moralité rigide, il pensait que la jeunesse devait, avant tout être préservée de l’intempérance et apprendre à maîtriser ses désirs et à dompter ses appétits. Aussi ses enfants devaient-ils se contenter d’une nourriture modeste, simple et à peine suffisante, quand à la même table les grandes personnes mangeaient de plusieurs plats dont on ne leur donnait rien. Il n’était pas permis non plus aux plus petits de demander plusieurs fois le jouet le plus désiré. La sévérité du père allait jusqu’à refuser aux enfants la chose la plus juste, le plaisir le plus naturel, rien que pour les habituer aux privations. Il ne souffrait pas de résistance, et n’admettait aucune représentation contre sa sévérité, même quand elle approchait de la dureté.

Ce système d’éducation pouvait être exagéré dans ses conséquences ; mais il est certain que sans cette éducation de Spartiate la petite Ida ne serait jamais devenue l’intrépide voyageuse qui sut endurer durant des mois les plus grandes fatigues, très-souvent réduite à la plus misérable nourriture. Les principales qualités d’Ida Pfeiffer, le courage, la persévérance, l’indifférence à la douleur et aux privations, furent développées par cette méthode d’éducation presque bizarre, qui trouverait peut-être difficilement un défenseur dans un temps comme le nôtre, trop jaloux de tout soumettre au même niveau. L’originalité avec ses traits accusés et ses fortes ombres pâlit chaque jour davantage à la lumière tranquille d’une raisonnable uniformité. Les choses saillantes avec leurs contours tranchés et leurs ombres profondes s’effacent toujours de plus en plus dans la lumière des formes ordinaires et régulières de la vie. Les têtes à caractère, que dans notre jeunesse nous voyions encore se promener au milieu de nous, s’en vont l’une après l’autre et font place à des figures très-régulières, mais un peu monotones et ennuyeuses.

Le père d’Ida mourut en 1806, laissant une veuve avec sept enfants. Les garçons furent mis dans une institution, et la mère se chargea de l’éducation de sa fille, âgée de près de neuf ans. Si redoutée que le fut des enfants la sévérité paternelle, elle n’avait pas semblé à Ida aussi terrible que l’humeur triste de sa mère, qui surveillait avec inquiétude et méfiance tous les mouvements des enfants, et dont le rigorisme prépara à la jeunesse de sa fille bien des heures amères.

Quelques mois après la mort de son père, on voulut enlever à Ida ses habits de garçon et lui faire reprendre jupes et robes. L’attentat parut tellement inouï à la jeune fille de dix ans, que de douleur et de dépit elle en tomba malade. Sur l’avis du médecin on lui rendit ses anciens habits, et on n’employa que les représentations pour ramener peu à peu l’esprit de la récalcitrante.

Avec les vêtements d’un autre sexe la santé lui revint, et elle se remit à vivre plus que jamais en garçon. Elle apprenait avec beaucoup de zèle et d’ardeur tout ce qui lui semblait convenir aux jeunes gens, mais n’avait pour les travaux de femme que le plus profond dédain. L’étude du piano lui semblait surtout une occupation féminine ; elle se fit souvent des coupures aux doigts ou se les brûla avec de la cire pour échapper à ces odieux exercices. Elle aurait eu grande envie d’apprendre le violon. Mais sa mère ne le voulut pas, et le professeur de piano fut imposé et maintenu de force.

À l’âge de treize ans on lui fit reprendre, et cette fois pour toujours, le costume de jeune fille : elle était alors assez raisonnable pour comprendre la nécessité de cette transformation, mais elle ne lui en coûta pas moins beaucoup de larmes et la rendit très-malheureuse. Il ne s’agissait pas seulement d’un changement de costume, mais aussi de conduite, d’occupations et d’habitudes. « Que j’étais d’abord gauche et maladroite, dit-elle dans son journal, que je devais avoir l’air ridicule dans mes longs vêtements avec lesquels je continuais à courir et à sauter avec toute la turbulence d’un jeune gars.

« Heureusement nous eûmes alors pour professeur un jeune homme qui s’intéressa à moi d’une manière toute particulière. J’appris plus tard qu’il priait souvent en secret ma mère d’avoir de l’indulgence pour moi, comme pour un enfant à qui, dès le principe, on avait donné une fausse direction. Lui-même me traita avec une bonté infinie et une extrême délicatesse, combattant mes idées fausses et erronées avec la patience la plus persévérante. Comme j’avais beaucoup plus appris à craindre mes parents qu’à les aimer, et qu’il était, pour ainsi dire, le premier être qui se montrât bon et affable pour moi, je m’attachai à lui avec une sorte de passion. Je cherchais à prévenir tous ses désirs, et je ne me sentais jamais plus heureuse que quand il paraissait satisfait de mes efforts. Il dirigea toute mon éducation, et quoiqu’il m’en coûtât bien des larmes pour renoncer à mes chimères enfantines et pour m’occuper de choses que je n’avais autrefois considérées qu’avec le plus profond dédain, je le fis cependant par amour pour lui. Je m’appliquai même à tous les travaux de femme : j’appris à coudre, à tricoter et à faire la cuisine. Grâce à ses soins, j’arrivai en trois ou quatre ans à connaître parfaitement tous les devoirs de mon sexe et, de garçon turbulent, je devins modeste jeune fille. »

C’est à l’époque où Ida dut renoncer à vivre en garçon qu’elle sentit germer en elle le premier désir de voir le monde. La guerre et la vie de soldat cessèrent d’occuper son esprit, pour faire place aux grands voyages, dont elle lisait les relations avec une extrême ardeur. Cette lecture remplaça chez elle le goût de la toilette, des bals, des théâtres et de tous les autres plaisirs,