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annuellement dans le trésor du chah. Le chiffre probable des revenus de la mosquée, tant en argent qu’en denrées, ne dépasse guère quatre-vingt mille tomans ou neuf cent soixante mille francs ; mais ses dépenses aussi sont très-considérables. Non-seulement l’administration est obligée d’entretenir à ses frais un énorme personnel d’employés et de serviteurs, mais encore elle dépense, chaque année, des sommes considérables pour les réparations des différentes dépendances de la mosquée, et nourrit, gratis, une véritable armée de pèlerins indigents, pour le dîner desquels on cuit chaque jour, dans la cuisine de l’iman, cent cinquante batmans de Méched de riz, à peu près sept cent cinquante kilos. Fraser et Conolly ont publié des détails curieux sur la mosquée de l’iman ; il serait donc superflu de revenir sur ce sujet, d’autant plus que les dessins, joints à cet article, en donnent une idée beaucoup plus exacte que toutes les descriptions. Si jamais la civilisation en Perse se développe au point de permettre à un architecte européen d’étudier tranquillement et en détail tous les édifices du quartier saint, cette étude sera d’un prix inestimable pour l’histoire de l’ornementation et de l’architecture en Orient. L’artiste trouvera ici, réunis dans un petit espace, des monuments de l’art arabe modifiés par des Monghols, munis de dates certaines, et des spécimens bien conservés de ces deux branches de l’architecture musulmane pour une période d’au moins cinq cents ans. J’ai donné dans un mémoire, présenté à la Société géographique de Paris, une description détaillée de la bibliothèque de l’iman, et je me bornerai à mentionner ici qu’elle possède en tout trois mille six cent cinquante-quatre volumes, dont mille quarante et un Korans, et parmi ces derniers, cinq seulement sont écrits en caractères coufiques, tandis que la bibliothèque impériale de Paris en possède cent quarante.

Les vastes cours du quartier saint sont remplies du matin au soir par une foule nombreuse, au milieu de laquelle les criminels et les malfaiteurs se promènent tranquillement à côté des gens pieux qui visitent cet établissement dans un but religieux. Près des portes d’entrée, on voit un étalage de ces mille petits riens qu’on fabrique dans tous les grands centres de pèlerinage chrétiens, musulmans, hindous et bouddhistes. Ici, ce sont des plaques hexagonales en argile de Méched, qu’au moment du namaz les chiites placent par terre, devant eux, dans la direction de la Mecque, et sur lesquels ils appliquent leur front pendant les saluts prescrits par la loi. On y vend aussi des talismans, des rouleaux de papier collés sur du calicot, avec des invocations pieuses adressées à l’iman, des bagues en argent, ornées de turquoises, des mouchoirs brodés de soie, des petites coupes en bronze et en ardoises de Méched, etc. À côté de ces industries communes à toutes les religions, le pèlerinage au tombeau de l’iman engendre et fait prospérer une quantité d’emplois qu’on ne rencontre qu’ici. Tels sont les nombreux écrivains de placets qu’on adresse à l’iman. Ces suppliques sont pieusement déposées sur le tombeau du saint, et deux ou trois jours après on y trouve une réponse écrite et légalisée par l’apposition d’un énorme cachet. D’autres fonctionnaires délivrent des certificats de pèlerinage, des contrats de mariage de six mois à deux jours de durée pour les pèlerins veufs et célibataires, et toutes sortes d’actes légaux à l’usage des étrangers. Le quartier saint a aussi ses cicerone qui, pour une paye modique, conduisent les pèlerins dans toutes, les parties de l’établissement et récitent pour eux à haute voix, le ziaret-namèh, prière d’usage, prononcée devant le sarcophage de l’iman. Chaque jour, il y a plusieurs prêches dans les cours des mosquées. Les vaïzes, ou prédicateurs, exposent l’histoire de l’iman et de sa famillee, versent des larmes officielles et périodiques sur les souffrances du fondateur du rite chiite, et sont généralement interrompus par les sanglots et les cris de douleur très-sincères de leurs nombreux auditeurs, qui récompensent parfois généreusement ces professeurs de fanatisme. Chaque soir, le quartier saint, ouvert aux hommes comme aux femmes, sert de rendez-vous commode aux amants et d’endroit propre à déjouer toutes les ruses de la jalousie orientale.

Une large rue conduit du quartier saint à la porte occidentale de la ville, et forme une espèce de quai du canal qui la traverse dans toute sa longueur, et dont l’eau sert à arroser les jardins de Méched. La partie haute de cet aqueduc est ombragée d’arbres, parmi lesquels il y a un antique tchinar, remarquable par sa forme majestueuse et parce qu’il se trouve en face de l’emplacement du tombeau de Nadir-Chah, transformé maintenant en école. On sait que le conquérant de l’Inde s’était fait construire, de son vivant, un beau mausolée en marbre blanc érigé au-dessus d’un caveau qui devait recevoir ses dépouilles mortelles. Assassiné à Kabouchan, son cadavre a été pieusement transporté par son fils à l’endroit qu’il avait désigné pour sa demeure dernière ; mais il y resta peu de temps. L’eunuque Agah-Mouhammed-Khan, fils de Fetkh-Aly-Khan Kadjar, exécuté à Méched par ordre de Nadir-Chah, avait ordonné, pour venger la mort de son père, de détruire de fond en comble le mausolée, de déterrer les ossements de son célèbre prédécesseur sur le trône de Perse et de les placer sous le seuil de la porte d’entrée de son palais à Téhéran, pour avoir le cruel plaisir de les fouler chaque jour à ses pieds.

Une rue en tout semblable à celle que je viens de mentionner, se dirige du quartier saint vers la porte orientale, appelée porte de Hérat. À deux ou trois cents pas de là, on voit s’élever un monument de l’époque des Séfévides, le Moussallah de Méched. Cette construction, comme l’indique son nom arabe, est consacrée à la prière ; elle abrite le prédicateur qui s’adresse deux fois par an, le jour du Beiram qui termine le mois de Ramazan, et le Eidi-fitre, fête des Sacrifices, à une foule immense de fidèles, stationnant dans l’enceinte ouverte, disposée devant cette espèce d’arc de triomphe, et entourée d’un mur en pisé. Le dessin de la page 280 rend exactement la coupe gracieuse de la porte cintrée de ce monument, et la forme des arabesques qui bor-