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Mohammed de Kaboul. Pour mieux réussir auprès de ce prince, il fit taire ses scrupules religieux et sa haine profonde des sunnites, étouffa l’ambition et l’orgueil qui le dévoraient, et accepta, à sa cour, le poste modeste de djéloudar ou palefrenier. Trois ans lui suffirent pour gagner la confiance de Kohendil et pour lui inspirer le désir de faire la conquête du Séistan. Les troupes de Kandahar se mirent en marche et vinrent mettre le siége devant Sekouhé, village fortifié, servant de résidence à Lutf-Ali-Khan. Bloqués pendant plusieurs mois par une armée nombreuse, les Serbendis, qui s’étaient vaillamment défendus, furent obligés de se soumettre, et le sardar Aly-Khan obtint du chef de Kandahar le commandement de cette place, avec l’obligation de lui payer un léger tribut annuel. Son neveu, tombé au pouvoir des Afghans, lui fut livré, et, pour lui ôter toute chance de revenir au pouvoir, Aly-Khan lui fit crever les yeux. Malgré sa prédilection pour les chiites, le sardar n’osait pas trahir Kohendil-Khan, mais à sa mort il s’empressa de nouer des relations avec la cour de Téhéran, et proposa au chah de reconnaître sa suzeraineté, s’il consentait à l’aider à former un bataillon de troupes régulières. Le roi, maître de Hérat à cette époque, accueillit cette offre avec bienveillance, appela le sardar à Téhéran, et l’ayant comblé de cadeaux, mais surtout de promesses, le congédia, après lui avoir accordé la main de sa cousine, fille du prince Behram-Mirza. La pompe de la cour du chah, la vanité de sa femme, mais surtout sa folle conviction que rien désormais ne pouvait lui résister dans le Séistan, tournèrent la tête au pauvre sardar. Il commença par défendre aux anciens de sa tribu de s’asseoir en sa présence, comme c’était l’usage parmi ses compatriotes naïfs et peu courtisans ; il exigea qu’ils vinssent chaque jour assister à son lever, et froissa leur amour-propre par ses paroles hautaines et blessantes ; enfin il finit par s’aliéner tellement son entourage qu’une conspiration se trama impunément dans l’intérieur de son palais. Un matin, il fut attaqué, dans son propre harem, par ses serviteurs que dirigeait un de ses jeunes parents. Ils se ruèrent sur lui le poignard à la main. La princesse, sa femme, présente à cette scène, et amoureuse de son beau mari, s’élança courageusement entre lui et ses assassins, mais, grièvement blessée, elle fut rejetée baignée de sang sur le tapis. Aly-Khan chercha vainement à s’emparer d’un pistolet caché sous un traversin placé à côté de lui ; percé de plusieurs coups de poignard, il expira sans avoir eu le temps de se défendre ni de proférer une parole.

Je quittai le sardar après le coucher du soleil. La porte dorée de la mosquée d’Iman-Aly-Riza était déjà illuminée par de nombreuses lanternes en papier colorié qu’on allume chaque soir. Du haut de tous les minarets, les mouezzins récitaient l’azan sur un rhythme spécial qui n’est en usage que dans le Khorassan, et les rues étaient pleines de monde ; la foule se dirigeait vers le tombeau du saint. Le cimetière était complétement désert ; seulement une file de mulets, chargés de coffres peints en noir, suivait lentement la rue qui en fait le tour. C’était la caravane des morts ; elle allait déposer chez le gardien de l’établissement sa lugubre charge de cadavres de chiites zélés qui, par testament, se font transporter ici pour jouir, au jour de la résurrection, de la protection immédiate de l’iman.

L’origine des deux monuments principaux du quartier saint, savoir du tombeau du khalif Haroun-ar-Raschid et de l’iman Aly, fils de Moussa-Riza, date certainement de la mort de ces deux individus célèbres, et ce n’est pas le hasard qui plaça, après leur sépulture, si près l’un de l’autre, deux hommes qui se détestaient cordialement pendant leur vie. D’après la tradition chiite, l’iman avait prédit son empoisonnement par Mamonn, et avait engagé ses parents et ses disciples à l’enterrer face à face avec Haroun pour troubler, par sa présence, son sommeil éternel. La prédiction est certainement inventée, mais l’idée d’une vengeance d’outre-tombe, aussi originale, porte bien son cachet oriental. Quoi qu’il en soit, il est hors de doute que la signification politique du quartier saint, comme refugium inviolable, est d’origine récente, car le voyageur arabe du huitième siècle de l’hégire, Ibnbatoutha, traduit en français par MM. Defrémery et Sanguinetti, n’en fait nulle mention, tout en donnant une courte description de la mosquée contenant ces deux tombeaux. Au contraire, nous savons, par le témoignage de cet auteur arabe, qu’à l’époque où il visita Méched, les sunnites et les chiites entraient sans distinction dans ce sanctuaire, les uns pour prier sur le tombeau du khalif, les autres pour saluer le sarcophage de l’iman et pour assener un coup de pied à celui de son auguste persécuteur. Il est probable que le droit de servir de refuge aux criminels a été accordé à cet établissement sous le règne de Chah-Roukh, fils de Tamerlan, dont la femme, Geuherchad-Agha, construisit à grands frais une belle mosquée à l’est de celle de l’iman. Le respect de cette noble dame monghole pour ce sanctuaire était telle que son fils, le prince Baisonquour-Mirza, gouverneur de Méched à cette époque, et l’un des plus habiles calligraphes de son temps, transcrivit de sa propre main, pour cet établissement, un énorme Koran et confectionna tous les modèles des inscriptions, reproduites en briques émaillées sur les murs de la mosquée érigée par sa mère. Mais le commencement de la véritable prospérité de cette fondation pieuse date du règne des Séfévides. Ces monarques, voulant rendre impossible la domination en Perse d’aucune des races voisines, et sunnites zélées, ravivèrent par une protection spéciale, accordée à la secte d’Aly, la haine séculaire qui divisait ces deux branches de l’islamisme, et qui s’était assoupie sous le joug des Monghols, peu enclins aux persécutions fanatiques. Maintenant c’est un État dans l’État. Le quartier saint a sa police et son administration. Ses revenus, d’après la croyance populaire, s’élèvent par jour à la valeur d’un morceau d’or grand comme une brique ordinaire. Cette évaluation est évidemment impossible, car cela ferait plus de quarante millions de francs par an, c’est-à-dire presque la moitié de la somme versée