Page:Le Tour du monde - 04.djvu/280

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la famille ; mais peu à peu, et comme cédant aux menaces de la police, elle déclara qu’elle avait été séduite par le marchand, qu’on s’empressa d’arrêter aussi. Mis au cachot, il eut beau protester de son innocence et réclamer une enquête sérieuse, les portes de sa prison ne s’ouvraient pas, et comme sa réclusion portait un préjudice considérable à son commerce, il se décida enfin à payer une forte somme d’argent à l’employé du kawam, qui la versa dans le trésor de son maître, en prélevant un droit sur sa reconnaissance. Par de semblables manœuvres, en trois ou quatre ans le kawam a su garnir son écurie des plus beaux chevaux turcomans, trouver moyen de faire une ample collection de châles de Cachemire et de pierres précieuses, et d’épouser à Tourbet de Djam une des plus riches et des plus jolies femmes du pays. Encore, si l’on n’avait à lui reprocher que sa cupidité ! mais la cruauté impitoyable qu’il met à extorquer à ses victimes l’objet de sa convoitise est bien plus horrible. Sans ajouter foi à tout ce qu’on racontait sur les tortures qu’il infligeait aux malheureux tombés sous sa lourde main, je terminerai son esquisse par un fait de notoriété publique. Au moment de l’évacuation de Hérat par les troupes du chah, le premier ministre jugea nécessaire de transporter de force les juifs, domiciliés dans cette ville, sous prétexte qu’ils étaient sujets persans, à Méched, émigrés du Khorassan contre le gré du roi. Ne voulant pas souiller la ville sainte par l’admission dans son intérieur de tant d’infidèles, on leur assigna pour demeure un caravansérail ruiné, situé à l’est de Méched. Là, ils furent entassés avec leurs familles, dans une enceinte dix fois trop étroite pour les contenir impunément, et, en sus, on établit à la porte de cette prison un corps de garde de troupes régulières, en leur recommandant la plus grande sévérité à l’égard des détenus. Dans l’espoir de voir cesser bientôt ce traitement inhumain, les pauvres juifs se soumirent sans murmurer à cette injuste rigueur ; mais bientôt, l’accumulation de tant d’individus, peu accoutumés à la propreté, dans une construction ruinée et pleine d’immondices, engendra parmi eux des maladies contagieuses qui commencèrent à les décimer. Les Israélites prièrent le kawam de leur permettre d’avoir recours à la clémence du chah, et le vizir ne s’y opposa pas, mais il leur fit dire sous main que cette démarche n’aurait aucun résultat, s’ils ne lui payaient pas une somme de 8000 ducats. Privés de tout moyen de gagner de l’argent, et craignant d’avouer le peu qui leur en restait, les juifs déclarèrent qu’il leur était impossible de rien donner, et se contentèrent d’expédier leur requête à Téhéran. Le kawam n’insista pas, mais quelques semaines après il leur signifia, par ordre du premier ministre, que le chah ne daignait pas consentir à changer leur sort et en même temps il leur réitéra son

Ruines du moussalah ou oratoire de Méched. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de l’album de M. de Khanikof.