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foule immense de curieux à la porte de la maison qu’on avait mise à notre disposition, et où une garde d’honneur nous présenta les armes au moment où nous descendions de cheval.


Maison du khan Naïb. — Autorités de Méched. — Envoi au gouverneur général d’un khalat royal. — Visite de cérémonie. — Un savant persan. — Le grand cimetière. — Le quartier saint. — La bibliothèque de l’iman. — Les monuments. — Les environs de la ville.

La maison où l’on nous introduisit appartenait au khan Naïb, adjoint du gouverneur général, appelé pour affaire de service à Téhéran. Je ne la décrirai pas, car, depuis Olearius et Chardin, jusqu’à M. Ferrier et le comte de Gobineau, tous les voyageurs ont donné des relations plus ou moins circonstanciées sur les habitations persanes qui se ressemblent toutes, et n’ont presque pas varié dans le courant des siècles. La mienne n’avait de particulier qu’un soupirail en forme de tour, badguir, en persan, ouvert au nord, et planté sur le toit du salon dans le but d’établir un courant d’air permanent qui rafraîchissait l’air de cette chambre. Ce ventilateur, simple et commode, n’est pas d’un usage fréquent, même à Méched ; sa véritable patrie est la Perse méridionale, et, à Kirman, toutes les maisons en sont pourvues. La vue dont on jouissait de ma chambre à coucher était assez vaste : on apercevait une série de toits plats séparés par des cimes de noyers et de figuiers, bornée à l’horizon par une chaîne de montagnes rocheuses. Les rues n’étaient pas visibles, mais chaque soir ces terrasses, désertes pendant le jour, prenaient un aspect animé, car en Perse, dans la saison chaude, tout le monde soupe et dort sur les toits, et j’assistais, quand je le voulais, aux détails peu compliqués des scènes de la vie intime de mes voisins. Mais avant de me livrer à cette étude de mœurs, j’avais à me mettre en relation avec les autorités locales ; non-seulement elles m’avaient comblé d’attentions à mon entrée, mais elles s’empressèrent de m’envoyer une quantité prodigieuse de sucreries qu’on exposa, sur d’énormes plateaux carrés en bois, dans mon vaste salon. D’après l’étiquette du pays, je ne pouvais, convenablement, aller le premier chez les grands personnages de la ville ; d’autre part, leur importance personnelle les empêchait de montrer trop d’empressement à faire ma connaissance, en sorte que je devais attendre qu’ils se décidassent à venir me trouver. Le premier qui se présenta fut le Kawam-ed-doulet, adjoint au prince gouverneur en qualité de vizir. Après m’avoir fait annoncer sa visite, il se présenta tout habillé de noir, à cause du Mouharrem, et suivi d’une quarantaine de domestiques. Grand, bien fait, il avait une figure pâle et très-belle. Ses yeux noirs et perçants échappaient par un habile mouvement de ses longs cils à une observation suivie ; ses lèvres minces et blêmes, encadrées d’une moustache taillée d’après la loi, et d’une barbe pointue, soigneusement peignée, ne s’ouvraient que pour proférer, d’un ton calme et froid, des paroles sèches et mesurées. Longtemps oublié par le sort dans la foule de mirzas qui pullulent à Téhéran, il avait usé plus d’un habit en se frottant aux murs du palais du roi et des antichambres de ses ministres, et n’était parvenu que lentement à se faire remarquer. Enfin, il obtint le poste lucratif du vizirat de l’Aderbeidjan. Mais la longueur de l’attente du pouvoir lui avait fait oublier qu’il était prudent d’apporter une certaine réserve dans l’étanchement de la soif des richesses qui le dévorait. Voulant aller vite, il froissa un peu trop sans façon les intérêts d’un protégé anglais, à Tebriz, et perdit sa place sur les instances du consul d’Angleterre, M. Stevens, fortement soutenu à Téhéran par le ministre britannique, M. Sheil. Du reste, ce premier échec, sensible à sa bourse, n’a pas été nuisible à sa carrière, car le premier ministre, obligé de céder aux réclamations d’un chrétien, se croyait moralement contraint à indemniser le musulman lésé, en lui conférant quelque poste équivalent à celui qu’il venait de perdre. Il fut nommé vizir du Khorassan à l’époque où le frère du premier ministre occupait à Méched la charge de directeur du quartier saint, et la présence d’un compétiteur aussi puissant obligea le kawam à agir au commencement avec modération. Mais cet empêchement disparut bientôt, car son antagoniste obtint le commandement des troupes régulières dans l’Aderbeidjan et lui laissa le champ libre. Pour se mettre à l’abri de toute incrimination directe, le kawam choisit pour son ferrach-bachi, chef de ses domestiques, un homme de sac et de corde, mais connaissant Méched à fond et doué d’un flair tout particulier, à l’aide duquel il découvrait des mines d’une richesse inépuisable, dans chaque réclamation, quelque simple qu’elle fût. Sous prétexte de nombreuses occupations, le kawam n’admettait en sa présence que ceux qui avaient préalablement passé par l’examen de son ferrach-bachi, et ne leur accordait son concours que selon la valeur des offrandes qu’ils versaient dans les mains de ce digne employé. Dans une ville comme Méched, où la piété fanatique et le vice marchent de pair, les occasions de vendre son influence ne manquaient pas, et, au besoin, l’imagination inventive du ferrach-bachi suppléait au défaut de victimes, en sachant les créer. Ainsi, il y avait un jeune marchand très-riche, mais tranquille, aimé de tout le monde et ne se mêlant de rien en dehors de son commerce. Le kawam convoitait ses richesses depuis longtemps, mais ne savait par où l’entamer. Le négociant s’obstinait à mener une vie exemplaire ; enfin, le ferrach-bachi trouva le joint. Une jeune et jolie femme fut envoyée dans le harem du marchand comme solliciteuse. Étant bien reçue, elle y retourna plusieurs fois, et trouva enfin le moyen de s’y attarder et d’y passer la nuit, prétextant la crainte de rentrer chez elle à une heure aussi avancée de la soirée. Le ferrach-bachi, qui dirigeait cette manœuvre, se plaça avec ses gens en embuscade à la porte de la maison du marchand. À l’aube du jour, sa complice prit congé de la famille de son bienfaiteur, mais dès qu’elle parut dans la rue, la police l’arrêta. Conduite devant le ferrach-bachi, la jeune femme fut interrogée sur l’emploi de sa nuit dans une maison étrangère. Avec un air de confusion et de crainte bien joué, elle commença par dire la vérité, savoir qu’elle avait reçu l’hospitalité chez les dames