Page:Le Tour du monde - 04.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gré son antiquité, cette ville ne possède pas un seul monument d’une époque un peu reculée qui soit assez bien conservé. Il serait inutile d’y chercher des restes des temps anté islamétiques ; ils ont tous disparu depuis l’introduction de la loi de Mahomet, et même, parmi les monuments musulmans, il est difficile de rencontrer des constructions qui aient authentiquement cinq ou six cents ans d’existence.

Toute la ville est entourée de ruines et j’ai consacré la journée du 2 juillet à les examiner en détail.

Le plus ancien monument situé en dehors des murs de Nichapour est, d’après l’opinion des habitants, le tombeau du chah Zadèh-Mahrouk, descendant de l’iman et contemporain de Jezid. Une parente de ce prince, persécuteur de la famille d’Aly, devint amoureuse du jeune chah Zadèh qui la convertit à sa foi et fut brûlé vif par ordre du hhalif. Ce renseignement n’a rien d’invraisemblable ; malheureusement il n’est basé que sur une tradition orale ; or, quiconque connait la facilité avec laquelle le clergé musulman crée en Perse les soi-disant tombeaux des descendants de l’iman, ne peut avoir la moindre confiance dans de pareilles assertions.

À une centaine de pas plus loin, j’ai eu la preuve que ces manœuvres ecclésiastiques durent toujours. On me conduisit à une chapelle construite récemment sur les tombeaux des enfants d’Abou-Mousslim de Merw, qu’on venait de découvrir l’année précédente. Plus de mille ans se sont écoulés depuis que le héros du soulèvement abbasside a été traîtreusement assassiné sur les bords de l’Euphrate, et néanmoins sa mémoire vit toujours dans sa patrie, et les mollahs du village voisin ne se sont guère trompés en spéculant sur la crédulité des fidèles, peu versés en histoire et en archéologie. On m’a montré des briques très-larges, comme on n’en fabrique plus ; d’un côté elles étaient recouvertes d’un émail bleu, avec quelques traces d’inscription en caractères neshki, évidemment du huitième siècle de l’hégire, et l’on voulait me persuader que c’étaient des pierres tumulaires des enfants du grand Merwien. Après les avoir examinées avec attention, je ne pouvais garder le moindre doute sur la nature de cette découverte et je n’ai pas caché mon impression au mollah qui me montrait ces reliques. Mon observation, présentée avec tous les ménagements possibles, a paru le contrarier, d’autant plus que nous n’étions pas seuls, et qu’une semblable opinion, quoique exprimée par un infidèle, pouvait se propager et porter préjudice au côté financier de la spéculation. Pour me prouver que j’avais tort, mon cicerone commença par soutenir hardiment que l’inscription était très-ancienne, étant tracée en caractères coufiques. Or, malgré la crédulité de la foule qui nous entourait, il n’y avait pas moyen de défendre cette thèse avec succès, car beaucoup de personnes présentes à notre discussion pouvaient déchiffrer quelques mots de l’inscription, tout en avouant qu’ils ne lisaient pas l’écriture coufique. Alors le mollah ne sachant à quel saint se vouer, m’interpella avec un air d’assurance infaillible :

« Voyez-vous cette maison ? me dit-il, en me montrant une masure dans le village voisin, c’est la maison de Hadj-Aboullah ; homme pieux, il a été à la Mecque et ment rarement[1]. Eh bien ! tout le monde sait qu’il n’y a pas longtemps il vint me dire que notre prophète béni, lui apparut en songe et lui indiqua la place, où nous nous trouvons en ce moment, comme étant l’endroit de sépulture des enfants d’Abou-Mousslim : nous creusâmes le sol et nous trouvâmes les briques que voici, et vous doutez encore ! Il n’y a pas de Dieu hors Dieu ! »

La foule fit entendre un murmure approbateur, la question était évidemment vidée, et nous quittâmes ce saint lieu.

À travers les ruines de villages florissants encore, d’après ce que l’on m’a dit, au commencement de ce siècle, nous nous rendîmes au mausolée du célèbre mathématicien et en même temps poëte spirituel et railleur, Abou-Hafz Omar-el-Kheïami, mort en 517 de l’H. (1123 AD) dont l’algèbre a été traduit en français par M. Wœpcke. Kheïami était camarade de collége et ami du célèbre vizir Nizam-el-Moulk et du chef des assassins, Hassan-Sabbah ; doué d’une grande intelligence, mais épicurien, peu ambitieux, il se tint toujours éloigné de la politique et ne profita de l’élévation de son ami le vizir que pour obtenir une riche sinécure dans sa ville natale, à Nichapour, où il vécut longtemps en se permettant parfois quelques railleries contre les mollahs. Son monument sépulcral, lourde construction en pisé, ne porte ni date ni inscription, mais il est assez probable qu’il est érigé à l’endroit où ce savant fut enterré, car les habitants de Nichapour en sont encore fiers aujourd’hui, et il ne serait pas très-étonnant que la tradition sur la position de son tombeau se fût fidèlement conservée de génération en génération parmi eux.

À un quart d’heure de marche au nord-ouest de cet endroit, on voit une chapelle funéraire construite, dit-on, sur la tombe de l’illustre poëte persan Férid-ed-Dine Attar, c’est-à-dire, droguiste, et non pas parfumeur, comme on le traduit à tort, car la parfumerie, comme branche spéciale du commerce, n’a jamais existé en Orient. Né en 1119 (AD) il fut tué, âgé de 110 ans, par les soldats de l’armée de Tchenguiz-Khan, lors du sac de Nichapour. M. Garcin de Tracy, dans son excellente notice intitulée : La Poésie philosophique et religieuse chez les Persans, a fait connaître le caractère et la tendance de cet esprit mystique et rêveur. Ballotté pendant toute sa vie entre une foi naïve qui admettait, sans aucune réserve, toutes les croyances des musulmans et entre les doutes qui surgissaient au fond de son esprit éminent, Férid-ed-Dine s’adonna au soufisme. Cette doctrine mystique si puissante en Perse jusqu’à nos jours, se propose, comme on sait, de rechercher les moyens d’atteindre, dès ce monde, l’unification avec Dieu. Les soufis prétendent que la contemplation, la prière, le jeûne, et toutes sortes de mortifications de la chair, conduisent à ce but, car, selon eux, ce n’est que notre enveloppe matérielle qui nous empê-

  1. L’expression persane : kem drough migouied qui signifie : il dit peut de mensonges, est souvent employée pour louer quelqu’un.