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fur et à mesure que la clarté du jour et la chaleur augmentent. L’horizon se rétrécit, les objets les plus rapprochés perdent la netteté de leurs contours et paraissent éclairés par une lumière jaunâtre.

À droite et à gauche de la route on apercevait des villages considérables, mais le nombre des canaux à sec et des habitations ruinées était encore plus grand, et témoignait peu en faveur de la prospérité de cette contrée. Ici, comme partout en Perse, le manque de circulation sur les grandes routes était frappant ; ainsi, pendant six ou huit heures de marche à travers une plaine longue de quarante kilomètres, à peine avons-nous rencontré une dizaine d’individus, allant à la ville, ou se rendant d’un village à un autre.

Nous passâmes dans cette plaine par un campement de Beloudjs, retenus de force par le gouvernement persan dans le Khorassan septentrional, en punition des brigandages qu’ils commettaient sur le territoire de Kirman. Les nomades en général n’ont pas l’habitude de se vêtir avec propreté et élégance ; mais le dénûment des habits des Beloudjs, si l’on peut appeler ainsi les loques informes qui pendaient sur leur corps, surpassait tout ce que j’ai vu de plus extraordinaire dans ce genre. Les plus riches d’entre eux, seuls, portaient des chemises et étaient coiffés de bonnets à poil ou de petits turbans. Le chef de la tribu vint au-devant de nous pour nous engager à nous reposer sous sa tente. Pour accomplir cet acte de politesse officielle, le brave nomade passa à la hâte une robe persane très-râpée et planta de travers, sur sa tête, un chapeau pointu en peau d’agneau.

Comme les Kurdes, les Beloudjs restent toute l’année sous des tentes en gros drap noir, tendues sur des perches, enfoncées dans la terre dans tous les sens ; mais leur ménage m’a paru encore plus primitif que celui des nomades du Kurdistan. Une meute de chiens nous attaqua avec acharnement à notre approche du campement, et des enfants, complétement nus et noirs, avaient peine à contenir, à grands coups de bâtons, ces bêtes féroces qui paraissaient être beaucoup plus nombreuses que les moutons errants autour des tentes. À voir ces nomades d’une apparence humble et presque honnête, tranquillement campés entre des villages et des champs cultivés, on était tenté de rejeter comme fabuleux les récits des Persans sur la sauvage énergie que les Beloudjs apportent à l’exécution de leurs brigandages, et pourtant rien n’est plus vrai. Relégués par un cataclysme historique, inconnu jusqu’à présent, dans les brûlants déserts de la Gedrosic des anciens, jetés sur un sol absolument aride, ils n’ont aucune chance ni de se civiliser, ni même de pourvoir à leur existence, autrement qu’en demandant, à main armée, à des voisins favorisés par la nature, le nécessaire qui leur manque. Les anciens ne connaissaient pas ce peuple sous son nom actuel, et ce n’est que chez les Arabes, chez Istakhri le premier, si je ne me trompe, qu’il est question du pays des Balus. Yakout, d’après Er-Rohni, les confond avec les Qoufs, et prétend qu’ils sont d’origine arabe, descendant de Malek, fils de Fehm, tué par l’un de ses enfants qui s’enfuit de l’Arabie et vint se fixer d’abord à Mekran, puis dans les montagnes du Beloudjistan.

Les invasions des Seljoukides et des Monghols dans les provinces septentrionales de l’Inde, laissèrent sans aucun doute des traces parmi les Beloudjs, et de même que nous le voyons chez plusieurs tribus arabes de la Mésopotamie, leur extérieur reproduit quelques traits du type monghol. Presque tous d’une taille élevée, ils sont bâtis en hercules. Leurs pieds sont grands et à large plante, leur front est peu élevé et leur figure plate. Leurs cheveux sont durs, leur nez est plus souvent camus que proéminent et généralement large à la base. Leurs yeux, profondément logés dans l’orbite, sont moins étroits que ceux des Monghols, mais beaucoup plus qu’ils ne le sont chez tous les peuples voisins ; enfin, leur bouche est grande et armée d’une denture solide. Chaque fois que je rencontrais des Beloudjs, la phrase d’Er-Rohni sur les Qoufs me revenait à la mémoire ; « notamment, dit-il de ce peuple, il semble navoir rien de ce qui distingue l’homme de la brute. » De toutes les nations sauvages que j’ai eu l’occasion d’étudier, les Khirguises ressemblaient le plus à ces nomades d’origine problématique. Les uns comme les autres peuvent se passer de nourriture pendant des journées entières, mais à la première occasion, on les voit satisfaire leur faim avec la voracité d’une bête fauve. De même que les Khirguisses, les Beloudjs supportent impunément les intempéries de l’air, les fatigues et les souffrances physiques, et comme eux, ils mettent en œuvre une patience et une perspicacité admirables pour atteindre la proie qu’ils guettent, ou l’ennemi qu’ils poursuivent. Armés de vieux sabres ébréchés et rarement de fusils à mèche, n’ayant d’autre provision qu’une petite outre remplie d’eau et une bourse en cuir contenant de la farine, ils se lancent dans les brûlantes solitudes du désert de Lout. Là, cachés dans quelques ravins ou derrière une colline de sable mouvant, ils attendent avec une patience admirable le passage d’une caravane. Les femmes font presque toujours partie de ces expéditions, et c’est à elles que l’on confie la garde des chameaux, pendant que les hommes se rendent à pied dans les endroits favorables à l’accomplissement. de leurs brigandages. Dès que leur proie se présente, ils se ruent dessus le sabre à la main avec des rugissements sauvages, et mettent une telle énergie dans ces attaques que rarement des caravanes, même très-nombreuses, sont en état de leur résister. Quelquefois pourtant l’escorte, richement payée par les marchands, se décide à faire face et à poursuivre les brigands ; alors ces derniers, s’ils n’ont pas triomphé du premier coup, se retirent en toute hâte vers quelque endroit entouré de rochers et d’un accès difficile, et là leur défense est véritablement terrible. Les Persans qui font la garde de la lisière du désert, m’ont raconté que souvent, ces sauvages nomades, traqués par des forces considérables, restent trois jours et trois nuits sans boire ni manger, et, en cas d’assaut du lieu de leur refuge, ils roulent des blocs de pierre sur les assaillants, les repoussent à coups de sabre, les mordent à belles dents et leur enlèvent des