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fantastiques, effacés à chaque pas que nous faisions et remplacés par d’autres images ; car, dans cette nouvelle partie de la rivière, les arbres étaient enveloppés de lianes montant jusqu’à leur sommet, descendant en grappes entrelacées, puis remontant pour redescendre encore, formant de toutes parts des réseaux inextricables, toujours verts et fleuris. De la cime de ces arbres envahis, tombaient, comme des cordages de navire, d’autres lianes, tellement régulières qu’on les eût prises pour des œuvres d’art. À ces lianes se pendaient des familles de singes ouistitis, que notre présence ne faisait pas fuir et qui au contraire nous regardaient avec curiosité, en poussant de petits cris pareils à des sifflements. Mais à toute chose, il y a des contrastes. C’en était un que ces affreux crabes qui à notre approche décampaient au grand effort de leurs grandes pattes armées de pinces formidables, et ces crapauds de la grosseur d’un chat, qui ont un regard si doux sous une enveloppe si repoussante. Il vint un moment où d’un côté nous aperçûmes une clairière. On y avait abattu les arbres en défrichant, mais on en avait laissé une rangée debout. La rivière était en cet endroit le lieu, du monde le plus agréable pour se baigner. Le sable fin et jaune comme de l’or m’invitait à profiter de l’occasion, mais ce fut un désir qu’il me fallut cette fois réprimer. Nous étions arrivés au terme du voyage. Mes impressions poétiques se dissipèrent tout à coup dès que j’eus mis pied à terre.

Je vis d’abord sur un coteau une case un peu plus grande que celles des Indiens de Santa-Cruz, un très-grand terrain plat, coupé par des flaques d’eau et couvert d’une mauvaise herbe, puis aussi loin que mon regard pouvait atteindre, des bois vierges, dont l’aspect vague ne m’intéressait plus autant. On avait brûlé de tous côtés les arbres après les avoir abattus, ainsi que les plantes parasites de ceux qui restaient debout. Aussi ces derniers me paraissaient-ils maigres et décharnés. Peut-être mon désenchantement tenait-il à une autre cause. L’enthousiasme n’est pas un état normal, et à force d’avoir trop admiré, je n’admirais plus. D’ailleurs le caractère de l’hôte chez lequel j’allais passer six mois, et sa case couverte en palmiers, dans une partie privée d’arbres, auraient suffi, je crois, pour refroidir mon imagination. Enfin sans trop pouvoir m’expliquer pourquoi, je me sentais triste et désenchanté au moment même de la réalisation de mes plus chers désirs. Les Indiens appartenant à l’habitation vinrent enlever nos effets qu’il était assez difficile de monter sur l’herbe glissante. Ils portèrent d’abord au logis tout ce qui appartenait à leur maître, conformément à ses ordres. Quant à moi, assis sur un tronc d’arbre, j’admirais en silence les attentions délicates dont je me voyais l’objet. Mon tour vint toutefois. On me conduisit dans mon logement, et je reconnus que la chambre dont on me faisait hommage, était encombrée de caisses, de tonneaux et de paquets de cannes sèches. Impossible d’entrer. Je me retirai donc et j’allai de nouveau m’asseoir sur l’herbe, oubliant une de mes mésaventures de Santa-Cruz : une nuée d’insectes impitoyables vint me la rappeler cruellement.

La chambre que m’a réservée mon hôte.

Forcé de revenir au gîte, je visitai, en attendant l’heure du dîner, l’intérieur et l’extérieur de la case. La cuisine surtout était d’une saleté impossible à décrire. Une vieille Indienne faisait cuire, étendu sur des charbons, un tatou que je crus destiné à notre dîner. Le foyer au milieu de la pièce se composait d’une douzaine de pierres ; à droite et à gauche du feu étaient des bancs sur lesquels dormaient les Indiens qui avaient fait notre déménagement. Je me trompais cependant à l’égard du tatou. On préparait à part notre dîner : une jeune mulâtresse en était chargée. Pendant ce temps, mon hôte oubliant que je ne savais où me caser, peut-être même que j’existais, causait avec son feitor, titre correspondant à celui de commandeur dans les Antilles.

Je continuai donc ma visite, et j’eus le loisir d’examiner tout à mon aise la salle à manger ; un petit ouistiti, méchant et mordant tout le monde, attaché à la croisée ; six à huit chiens étiques ; une fournée de chats grands et petits ; des poules, des canards et des cochons, vivant familièrement avec les maîtres, et commettant, ainsi que j’ai pu m’en assurer plus tard, bien des actions répréhensibles pendant les repas.

À la fin, le maître de la maison vint me dire d’une façon tout aimable : « Mon brave, allons dîner ! » Je fus flatté de l’épithète, et j’allai dîner en remettant au lendemain la suite de mes explorations.

Après le repas, il n’y avait rien de mieux à faire que de se coucher. La fatigue me fit trouver la vue d’un matelas étendu à terre aussi agréable que celle du meilleur lit. Le lieu où l’on m’avait à déposé momentanément avec d’au-