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d’ailleurs recevoir ni renforts ni munitions, se rendit sans conditions.

Après ce succès éclatant, Urquiza se retira dans sa province pour s’y préparer à porter un coup décisif au pouvoir de Rosas. En 1852, il repassa le Parana avec des forces considérables et s’avança sans rencontrer d’obstacle jusqu’à Monte-Caseros, où le dictateur accourut à la tête de vingt mille hommes. La mémorable bataille du 3 février 1852 se termina par la défaite et la fuite de Rosas, qui s’embarqua en toute hâte sur un vaisseau anglais, pendant que son vainqueur entrait dans Buenos-Ayres aux acclamations de la population. Urquiza établit son quartier général à Palermo, et nomma gouverneur de la ville don Vincente Lopez, homme d’un âge déjà avancé, mais généralement aimé et estimé.

Nommé directeur provisoire le 14 mai, Urquiza réunit à San Nicolas les gouverneurs et les délégués des quatorze provinces de la Plata, pour qu’ils eussent à choisir une organisation politique. Cette assemblée se prononça en faveur du système fédératif, et décida que les provinces nommeraient des représentants chargés de rédiger une constitution et d’établir les bases d’un gouvernement définitif.

Buenos-Ayres refusa de confirmer les pouvoirs que l’assemblée avait conférés à Urquiza. Le gouverneur Lopez, qui était resté fidèle aux décisions de la majorité, ne réussit pas à les faire respecter et fut obligé de se démettre de ses fonctions. Urquiza n’était pas homme à hésiter ; il marcha sur Buenos-Ayres, rétablit son autorité et réinstalla son gouverneur. Après cet acte de vigueur, il se montra clément et se borna à exiler cinq des principaux meneurs, et dès qu’il vit l’ordre affermi, il retira ses troupes de la ville et se rendit à Santa-Fé, où devait s’assembler le congrès, qui ouvrait ses séances le 20 août. Les treize provinces de Entre-Rios, Corrientes, Santa-Fé, Cordova, Mendoza, Santiago del Estero, Tucuman, Salta, Jujuy, Catamarca, Rioja, San Luiz et San Juan y avaient envoyé chacune deux délégués.

Une nouvelle révolte éclata à Buenos-Ayres, suscitée par d’anciens exilés, qui ne s’étaient ralliés à Urquiza que pour se débarrasser de Rosas. Comme ils étaient pour la plupart natifs de la ville, ils n’eurent pas de peine à soulever la population. Urquiza ne pouvait souffrir que Buenos-Ayres fît la loi aux treize provinces, mais il ne voulut fournir aucun prétexte à une guerre civile dont il redoutait les conséquences. Au lieu d’employer la force contre l’insurrection, il préféra lui laisser le temps de la réflexion, et il se contenta de publier une proclamation dans laquelle il déclarait la province de Buenos-Ayres séparée du reste de la confédération et l’abandonnait à sa mauvaise destinée. Sa modération ne fit qu’encourager les insurgés ; ils essayèrent de propager la révolution et envahirent la province d’Entre-Rios ; c’était braver Urquiza jusque chez lui. Il marcha contre les envahisseurs et les rejeta sur leur territoire.

Depuis lors jusqu’à l’heure actuelle, ce n’a été entre Urquiza, représentant les intérêts de la Confédération argentine, tendant à unifier son immense territoire, et les préjugés égoïstes de Buenos-Ayres, rêvant un orgueilleux isolement pour sa population de cent vingt mille âmes, qu’une série de luttes plus ou moins ouvertes, suivies de concessions toujours forcées et peu sincères de la part des Portenos ou Buenos-Ayriens, toujours volontaires de la part d’Urquiza, qui s’est montré, en toute occasion, désireux d’épargner à l’antique métropole de la Plata les malheureuses extrémités de la guerre.

Voici en quels termes le commandant Page, chargé par les États-Unis d’une mission dans la Plata, traçait, en 1857, le portrait de cet homme remarquable :

« Urquiza, à l’époque où je le vis, était encore jeune d’apparence ; son teint est brun, sa taille moyenne ; admirablement proportionné, il présente tous les dehors d’une nature énergique et vigoureuse. Sa tête se fait remarquer par des contours amples, des plans solides, des traits fermes et accentués. L’ensemble respire l’intelligence, mais une intelligence qui se possède pleinement. Les yeux purs, brillants, bien ouverts, ont un regard pénétrant. La bouche est à la fois fine et bienveillante. Ce n’est pas une tête d’aventurier, mais une tête d’homme d’État en même temps que de héros, offrant un singulier caractère de force, de calme et d’autorité. Pour inspirer le respect, Urquiza ne recourt à aucun charlatanisme, à aucun rôle d’emprunt. Il est grand avec naturel et simplicité ; son air n’a rien de composé, et l’on sent qu’il est à la hauteur de sa mission. Sa noble prestance, son maintien aisé, la dignité de ses manières, sa démarche délibérée, sa parole nette et mesurée dénotent une âme fière et loyale, un esprit lucide, un jugement sûr. On subit volontiers l’influence qu’il exerce sur tous ceux qui l’entourent, et l’on éprouve d’autant plus de plaisir à rencontrer en lui les rares qualités dont il est doué, que l’on sait qu’il doit tout à lui-même : son éducation comme sa haute position[1]. »

Maintenant quelques mots suffiront pour faire comprendre comment aux profonds calculs de la politique de cet homme d’État se rattacha fortuitement ma délivrance.

En 1859, une nouvelle scission armée de Buenos-Ayres forçait une fois encore Urquiza à recourir à la décision des champs de bataille.

Les Indiens pressentant avec leur instinct de bêtes de proie que les dissensions politiques des Argentins pouvaient leur offrir quelques occasions de butin, adressèrent au général plusieurs offres d’alliance, et plusieurs lettres rédigées par moi lui furent portées par des membres de la famille de Calfoucoura.

Le général était trop fin politique pour ne pas faire un bon accueil à ces messagers sauvages. Possesseur d’une des plus vastes estancias de la vallée du Parana et lui-même agronome distingué, cherchant avant tout à développer les bienfaits de l’agriculture sur la belle partie de terre confiée à ses soins, il savait trop combien les établissements agricoles de la frontière du sud ont besoin

  1. La Plata, the Argentine Confédération and Paraguay, etc., ou explorations du bassin de la Plata, exécutées dans les années 1853-56, d’après les ordres du gouvernement des États-Unis, par Thomas Page, commandant de l’expédition. Londres, 1859.