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je n’eus plus à craindre un bain forcé, j’employai le temps que nous passâmes accrochés sur un rocher, à calculer combien de jours il eût fallu à l’ingénieux Indien pour vider notre embarcation avec son verre, et il me fut démontré que trois semaines eussent à peu près suffi.

Le ciel enfin devint bleu et nous remontâmes en bateau. Je n’avais pas assez de mes yeux pour regarder de tous les côtés. Nous approchions cette fois des forêts vierges. La rivière était large. De loin je voyais de grands oiseaux blancs : c’étaient des aigrettes, puis des hérons à bec couleur bleu de ciel et ornés de panaches retombant de chaque côté de la tête, des martins-pêcheurs, etc. Près de nous passa une pirogue, montée par un jeune couple, le mari au gouvernail, la femme placée au milieu, tenant dans ses bras un buisson qui servait de voile : sujet de tableau charmant ! Ce petit canot ainsi poussé par le vent disparut en peu de minutes.


Nous entrons dans la forêt vierge. — Arbres. — Animaux. — La propriété de mon hôte. — Ma chambre. — Ma première nuit de solitude.

Enfin, enfin, voilà la forêt vierge ! Voilà le commencement de cette nature à peu près inconnue ! Jamais la hache n’a passé par là. Le pied de l’homme n’a pas foulé cette terre. Il me semble qu’une vie nouvelle se révèle à moi. Ma tendance naturelle à ne saisir que le côté ridicule de tout ce que j’avais vu jusqu’alors, fait place tout à coup à des pensées sérieuses, à un recueillement presque religieux. Chaque coup de rame en me rapprochant davantage de ces scènes grandioses, efface peu à peu le souvenir du passé. La rivière se rétrécit sensiblement, les deux bords vont convergeant l’un vers l’autre. Les mangliers disparaissent. L’eau douce remplace l’eau salée. Les plantes aquatiques cachent le rivage. Bientôt paraissent des arbres immenses couverts de plantes parasites, de fleurs, d’orchidées qu’on nomme très-justement les filles de l’air, vivant sans racine, suspendues souvent à des lianes, comme des lustres, sans qu’il me soit possible de bien comprendre comment et pourquoi le hasard les a placées ainsi. Le lit de la rivière devient peu à peu si étroit, qu’il est nécessaire de se baisser souvent, afin d’éviter les arbres penchés et dont les racines se détachent à demi arrachées de la rive minée par l’eau. À chaque instant nous passons sous des arcades formées par des myriades de palmistes, au tronc si frêle qu’il semble, quand on les voit de loin, que le moindre souffle de vent doive les briser.

Mon hôte ne comprenait pas mon admiration quand je m’extasiais à la vue des formes fantastiques que les plantes grimpantes, chargées de fleurs, donnaient aux arbres qu’elles envahissaient, simulant dans les airs toutes les figures que pourrait rêver l’imagination la plus riche. Les sensations que j’éprouvais étaient de celles qu’un peintre peut tenter de rendre avec son pinceau, mais que sa parole et sa plume sont tout à fait impuissantes à exprimer. J’en croyais à peine mes yeux. Il me semblait voir des temples, des cirques, des animaux