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TROIS ANS DE CAPTIVITÉ CHEZ LES PATAGONS,

PAR M. A. GUINNARD[1].
1856-1859. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Les femmes en Patagonie. — Recherche, fiançailles et mariage. — Divorce. — Naissarce, la vie de l’enfant discutée par le père et la mère. — Percement de l’oreille. — Funérailles.

Chez les peuples dont je viens d’esquisser les traits principaux, que peut être le mariage ? pour l’homme ce n’est rien de plus qu’un trafic ou échange d’objets et d’animaux divers contre une femme. Dans ce marché, les parents ne livrent l’objet marchandé qu’autant que l’acheteur est riche et généreux.

Le Patagon qui, voulant se marier, a jeté son dévolu sur quelque fille de son voisinage, s’en va visiter tour à tour ses nombreux parents et amis auxquels il fait part du désir qui l’anime ; chacun, selon son degré de parenté ou d’amitié, lui donne des conseils et son approbation, puis joint à un petit discours un don destiné à augmenter sa chance de réussite. Ces cadeaux se composent généralement de chevaux, de bœufs, d’étriers et d’éperons d’argent fort grossièrement faits, produits de leurs échanges avec les Indiens soumis.

Lorsque le jour de la demande est fixé, toute la famille du prétendant se réunit à lui, et va se poster le soir à portée de la demeure de l’objet convoité, de manière à pouvoir dès le lendemain, à l’aube, surprendre à l’improviste le père et la mère de la jeune personne et traiter de la mission dont ils se sont chargés.

Ils font la demande dans les termes les plus poétiques et les plus délicats, ne se rebutant nullement de la mauvaise réception qui, les trois quarts du temps, leur est faite ; s’il y a quelque probabilité de succès, un d’entre eux se détache et va prévenir le prétendant qui, selon les règles du décorum pampéen, a dû se tenir à l’écart avec ses dons. Souvent son arrivée décide la chose, car la vue des présents qu’il leur destine produit presque toujours sur ces gens cupides une réaction complète : leur arrogante fierté disparaît sous un demi-sourire de satisfaction qui entraîne leur adhésion à l’hymen sollicité. Le reste de la journée se passe en famille. Une jument bien grasse, sacrifiée par le jeune époux, est en un moment découpée et préparée par les femmes. Aucun membre de l’assemblée ne doit s’absenter jusqu’à la fin du repas, après lequel il ne doit rester de l’animal dévoré que les os et le cuir ; les os, bien soigneusement rongés, sont assemblés et enterrés dans un endroit en évidence, en souvenir de l’union qui dès ce moment se trouve consacrée.

Chacun, après cette cérémonie, se prépare à suivre les nouveaux époux, chez lesquels doit avoir lieu un renouvellement de banquet. Les parents accompagnent leur fille, ayant soin de prendre avec eux le cuir de la jument mangée le matin : à leur arrivée à l’endroit habité par le gendre, ils en font cadeau au jeune ménage en l’engageant à se construire un abri.

Pendant les jours suivants, une foule de curieux se succèdent sans relâche auprès du nouveau couple, s’enquérant près de la femme des qualités du mari, et près de celui-ci, de celles de sa compagne. Les questions sont fort étendues, d’une crudité et d’une indiscrétion incroyables.

Pour s’acquérir la réputation de bonne et d’aimable, la nouvelle mariée doit être à même d’offrir à tous, soit de la viande, soit du tabac, en adressant à chacun quelques paroles polies, fût-ce même à ses ennemis, dans le cas où elle en aurait.

S’il arrive qu’après une cohabitation plus ou moins longue, les époux ne peuvent sympathiser, ils se séparent d’un commun accord sans que les parents fassent de difficultés pour restituer les objets qu’ils ont reçus de l’épouseur, et celui-ci n’hésite pas non plus à leur en laisser quelques-uns en dédommagement ; mais ces cas sont fort rares, car les époux sont le plus souvent bien assortis de caractères.

Dans les cas exceptionnels où la séparation est réclamée de la femme par suites de violences et de mauvais traitements, les parents de la plaignante se coalisent et s’arment pour la reprendre de vive force, ce qui devient la source d’une haine implacable des deux parts, car alors non-seulement le mari perd sa femme, mais on lui retient encore plus des deux tiers des objets qu’il a donnés pour l’obtenir..

Cependant, si les causes des mauvais traitements que l’Indien fait endurer à son épouse sont basés sur son infidélité, son autorité et ses droits lui sont conservés ; il petit la mettre à mort ainsi que son complice, sans qu’aucune objection lui soit faite ; mais plus généralement il préfère conserver son épouse et rançonner le délinquant, qui a toujours le droit de racheter sa vie, s’il en a le moyen. Mais souvent il arrive aussi, et j’en ai été témoin, que sans rimes ni raisons l’accusation a été faite par suite d’un calcul et d’une cupidité à laquelle ne se peut soustraire l’accusé.

Les Indiens ne dispensent leurs femmes d’aucun travail, même pendant l’époque de leur grossesse. On voit sans cesse ces femmes occupées d’une chose ou d’une autre, tandis que l’homme se repose pendant tout le temps

  1. Suite et fin. — Voy. page 241.