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huit heures, assiégés par une affreuse tourmente, nous restâmes blottis avec quelques provisions provenant de nos dernières chasses, sans pouvoir nous aventurer au dehors, car de toutes les pentes rocheuses qui nous environnaient, la pluie et les rafales du vent faisaient ébouler de véritables avalanches de pierres. La tourmente apaisée, nous trouvâmes les matériaux d’un bon feu dans les nombreuses épines qui hérissaient le sol, mais qui toutes portaient les traces d’un précédent incendie. Ce fut pour nous une nouvelle preuve évidente du voisinage des Indiens, car nous n’ignorions pas qu’il est dans leur habitude d’incendier les champs qu’ils abandonnent.

Avant de suivre la nouvelle direction que nous avions adoptée, il était urgent de renouveler nos provisions de route et, par conséquent de rentrer dans la plaine où sous nos yeux un grand nombre de gamas se prélassaient au soleil du matin. Plusieurs, légèrement atteints, grâce à la distance et à leur agilité, nous échappèrent ; un seul, blessé de deux coups de feu, nous parut hors d’état de fuir bien loin, et nous nous élançâmes à sa poursuite avec toute l’ardeur que nous permettait la faiblesse de nos jambes. Déjà sa course paraissait se ralentir visiblement, et l’espoir de nous en rendre maîtres grandissait d’autant, quand soudain au détour d’une éminence nous vîmes avec terreur un parti d’Indiens qui étaient évidemment sur la piste d’une proie quelconque, homme ou gibier. Regagner l’autre côté de la montagne et notre hutte était ce que nous avions de mieux à faire. Nous fûmes assez heureux pour exécuter ce mouvement de retraite sans être vus.

Pendant deux jours, tapis dans notre cachette, appréhendant d’y être, d’un moment à l’autre, découverts et assaillis par un ennemi sauvage et sans pitié, nous ne tardâmes pas à y être assiégés par la faim. Obligés de faire une sortie le troisième jour pour renouveler nos tentatives de chasse, nous reprîmes confiance et espoir en tirant à peu de distance une biche d’assez belle taille. Déjà je la chargeais sur mes épaules, lorsque les Indiens, fort nombreux cette fois, surgirent comme par enchantement de tous les plis du terrain, et se livrant à une joie féroce, poussant des cris gutturaux, et brandissant leurs lances, leurs boules et leurs lazos, nous entourèrent de toutes parts. Rien n’est plus bizarrement triste que l’aspect de ces êtres à demi nus, montés sur des chevaux ardents qu’ils manient avec une sauvage prestesse, que la couleur bistrée de leurs robustes corps, leur épaisse et inculte chevelure, tombant tout autour de leur figure et ne laissant entrevoir, à chacun de leurs brusques mouvements, qu’un ignoble ensemble de traits hideux auxquels l’addition de couleurs voyantes donne une expression de férocité infernale. Le résultat d’une lutte entre nous et cette bande ne pouvait être douteux ; nous jugeant sans espoir et regardant la mort en face, nous nous serrâmes la main en nous exhortant à une bonne et commune défense, puis nous fîmes feu sur les plus avancés de nos ennemis. Un d’eux fut blessé, mais sa chute n’arrêta pas ses compagnons qui se ruèrent en masse sur nous ; mon camarade, percé de coups, accablé par le nombre, tomba pour ne plus se relever.

De mon côté, vivement pressé, je venais d’avoir l’avant-bras gauche transpercé d’un coup de lance, quand une de ces boules de pierre (locayo) qu’ils assujettissent au bout d’une longue courroie, m’atteignit en pleine tête, et me fit rouler inanimé sur le sol. Je reçus encore d’autres blessures et d’autres contusions, mais je n’en eus conscience que lorsque je sortis de mon évanouissement, et je tentai de me relever sans pouvoir y parvenir. Les Indiens qui m’entouraient encore, voyant mes mouvements convulsifs, se disposaient à y mettre un terme en m’achevant. Mais l’un d’eux, pensant sans doute qu’un homme aussi dur à mourir ferait un utile esclave, s’opposa au dessein de ses compatriotes. Après m’avoir complétement dépouillé, il me lia les mains derrière le dos, puis me plaça sur un cheval aussi nu que moi, auquel il m’assujettit étroitement par les jambes. Alors commença pour moi un voyage vraiment terrible, et je renouvelai, à un siècle et demi d’intervalle et à l’autre bout du monde, la course épouvantable de Mazeppa. La perte continuelle de mon sang me livra à une succession d’agonies et de faiblesses pendant lesquelles je me trouvais ballotté de côté et d’autre comme un fardeau inerte, au galop effréné du cheval sauvage qu’aiguillonnaient ses barbares maîtres. Combien dura ce supplice ? Je n’en sais rien. Tout ce que je me rappelle c’est qu’à la fin de chaque jour on me déposait à terre sans me délier les mains, les Indiens, craignant sans doute de ma part, malgré le triste état où je me trouvais, quelque tentative de fuite ou de suicide.

Pendant tout ce voyage, qui me parut une éternité, je ne mangeai quoi que ce fût, bien que les Indiens m’offrissent de temps en temps des racines. Arrivé au camp de la horde, lieu de notre destination, on enleva enfin les liens étroits qui m’avaient torturé les pieds et les mains au point qu’ils ne pouvaient m’être d’aucun usage. Incapable de me mouvoir je restai étendu sur la terre, au milieu de mes ravisseurs ; hommes, femmes et enfants me contemplaient avec une curiosité farouche sans qu’un seul d’entre eux cherchât à me procurer le moindre soulagement. Le soir seulement on me présenta de la nourriture à laquelle je ne me sentis encore ni le besoin ni la force de faire honneur ; c’était de la viande crue de cheval, principal aliment de ces nomades.

La nuit qui suivit, un monde de pensées m’accabla ; dans mon insomnie j’avais toujours présent à la pensée la mort de mon compagnon, et je formais mille conjectures sur la destinée que me réservaient les Indiens. La plus grande probabilité me paraissait être qu’ils me gardaient pour quelque solennel supplice. Cependant, il n’en fut rien ; sans avoir la moindre pitié pour ma triste position, dont ils se riaient, ils me laissèrent pendant quelques jours sans rien exiger de moi. Je pus ainsi donner quelque repos à mon corps brisé, et voir l’état de mes blessures s’améliorer un peu. Mais la nudité complète à laquelle j’étais condamné ne tarda pas à me devenir très-sensible. À dormir sur la terre sans abri, sans couverture,